Page:Saint-Lambert - Les Saisons, 1769.djvu/78

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Ici tout est caché, l’ombre est universelle ;
Qui sçaura mon bonheur ? Je le sçaurai, dit-elle,
Tu le sçauras aussi : des soupirs, des sanglots,
Des cris demi-formés, succèdent à ces mots.
Sur ses genoux tremblants elle reste panchée.
Damon la voit pâlir & son ame est touchée.
Quoiqu’infecté des mœurs d’un monde corrompu,
Damon pouvoit encor respecter la vertu.
Il en sentit l’empire, & lui rendit hommage.
J’ai pu vous offenser, c’est le tort de mon âge,
C’est celui de mes sens ; je sçaurai l’expier,
Et peut-être qu’un jour vous pourrez l’oublier.
Ces mots rendent à Lise & la vie & ses charmes ;
Mais sa pudeur encor n’étoit pas sans allarmes ;
Et pour la rassurer Damon part à regret,
En fixant sur sa route un œil morne & distrait.
Les pleurs de la beauté, l’innocence offensée,
Des tableaux importuns poursuivoient sa pensée.
Damon dans son village, auprès des laboureurs,
Avoit pris, malgré lui, du respect pour les mœurs.
Il rentre en son château détestant sa foiblesse,
La solitude & l’ombre augmentoient sa tristesse.
Il ne put dans la nuit goûter quelque repos.
Le sommeil au matin lui versoit ses pavots ;
Lorsqu’il entend des cris, une voix lamentable :
Il voit près de son lit un vieillard vénérable ;
O ciel ! C’est Polémon, il ne peut respirer ;
Il fait de vains efforts pour se plaindre & pleurer.
Mais ses larmes, enfin, coulent en abondance,
Et par des mots sans suite il sort de son silence.
Je suis vieux, je suis pauvre, & vous m’ôtez l’honneur,
Vous que nous respections, vous, un vil suborneur !
Et pour perdre ma fille, une fille si chère !
O si vous aviez vu les larmes de sa mère !
Damon, je vais hâter l’instant de ma moisson,
Et quitter pour jamais ce malheureux canton.
O ferme, où mes travaux ont enrichi mon maître !
Jardins que j’ai plantés, arbres que j’ai vus naître !