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Page:Saint-Saëns - Portraits et Souvenirs, Société d’édition artistique.djvu/122

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prodigieux, de ce virtuose de salon, n’ayant que le souffle, qui, avec des pièces légères, d’apparence anodine, des études, des valses, des mazurkas, des nocturnes, a révolutionné l’art et ouvert la voie à toute la musique moderne ! Je ne l’ai même pas su égaler comme poitrinaire, car il est mort de sa phtisie alors que j’ai sottement guéri de la mienne.

En revanche, Rubinstein pouvait hardiment affronter le souvenir de Liszt avec son charme irrésistible et son exécution surhumaine ; très différent de lui, d’ailleurs : Liszt tenait de l’aigle et Rubinstein du lion ; ceux qui ont vu cette patte de velours du fauve abattant sur le clavier sa puissante caresse n’en perdront jamais le souvenir ! les deux grands artistes n’avaient de commun que la supériorité. Ni l’un ni l’autre n’étaient jamais, à aucun moment, le pianiste ; même en exécutant très simplement les plus petites pièces, ils restaient grands, sans le faire exprès, par grandeur de nature incoercible ; incarnations vivantes de l’art, ils imposaient une sorte de terreur sacrée en dehors de l’admiration ordinaire ; aussi faisaient-ils des miracles. N’a-t-on pas vu Rubinstein, sans autre attraction que lui et un piano, emplir autant de fois qu’il le voulait d’un public frémissant cette énorme salle de l’Eden, qu’il emplissait ensuite de vibrations puissantes et variées autant qu’auraient pu l’être celles d’un orchestre ? Et quand il s’adjoignait l’orchestre, lui-même, quel rôle surprenant l’instrument ne jouait-il pas sous ses doigts à travers