Page:Saint-Saëns - Portraits et Souvenirs, Société d’édition artistique.djvu/32

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crénelés et conservant jusque dans son écriture gothique l’aspect du moyen âge pour toujours disparu de chez nous, malgré les efforts de restauration des poètes. La plupart des morceaux qu’il avait publiés semblaient inexécutables pour tout autre que lui et l’étaient en effet avec les procédés de la méthode ancienne prescrivant l’immobilité, les coudes au corps, une action limitée aux doigts et à l’avant-bras. On savait qu’à la cour de Weimar, dédaigneux de ses succès antérieurs, il s’occupait à des œuvres de haute composition, rêvant une rénovation de l’art sur laquelle couraient les bruits les plus inquiétants, comme sur tout ce qui marque l’intention d’explorer un monde nouveau, de rompre avec les traditions reçues. D’ailleurs, rien que dans les souvenirs laissés par Liszt à Paris, on trouvait ample matière aux suggestions de toute sorte. Le vrai, quand il s’agissait de lui, n’était plus vraisemblable. On racontait qu’un jour au concert du Conservatoire, après une exécution de la Symphonie pastorale, il avait osé, lui seul, la rejouer après le célèbre orchestre, à la stupéfaction de l’auditoire, stupéfaction bientôt remplacée par un immense enthousiasme ; qu’un autre jour, lassé de la docilité du public, fatigué de voir ce lion, toujours prêt à dévorer qui l’affronte, lui lécher les pieds, il avait voulu l’irriter et s’était donné le luxe d’arriver en retard pour un concert aux Italiens, de visiter dans leur loge les belles dames de sa connaissance, causant et riant avec elles, jusqu’à ce que le lion se mît à gronder et