Page:Saint-Saëns - Portraits et Souvenirs, Société d’édition artistique.djvu/73

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qu’il avait écrit jusqu’alors. Il était de mode, pour les femmes, de s’évanouir pendant le second crescendo !

La première fois que j’entendis cette petite pièce, elle ne ressemblait guère à ce qu’elle est devenue sous l’influence pernicieuse du succès. Seghers, avec un son puissant et une simplicité grandiose, tenait le violon, Gounod le piano, et un chœur à six voix, chanté sur des paroles latines, faisait entendre mystérieusement dans la pièce voisine les accords soutenant l’harmonie. Depuis, le chœur disparut, remplacé par un harmonium ; les violonistes appliquèrent à la phrase extatique ces procédés trop connus qui changent l’extase en hystérie ; puis la phrase instrumentale devint vocale, et il en sortit un Ave Maria, hélas ! plus convulsionnaire encore ; puis on alla de plus fort en plus fort, on multiplia les exécutants, on leur adjoignit l’orchestre, sans oublier la grosse caisse et les cymbales. La divine grenouille (pourquoi pas ? les Chinois ont bien une tortue divine) s’enfla, s’enfla, mais ne creva point, devint plus grosse qu’un bœuf, et le public délira devant ce monstre. Le « monstre » eut toutefois le précieux avantage de rompre à tout jamais la glace entre l’auteur et le gros public, hésitant et défiant jusque-là.