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INTIMITÉ DE M. LE PRINCE AVEC MON PÈRE.

l’aveu des Anglois et des Hollandois, le plus grand homme de mer de son siècle, en fit une bien plus grande. Il voyoit mon père assidûment quand il étoit à Paris, et avec un respect qui lui faisoit honneur. Je me souviens de la joie de mon père quand il fut maréchal de France et de celle qu’il lui témoigna en l’embrassant. Il n’eut pas le temps de jouir longtemps de cette satisfaction ; mais avec moi, tout jeune que j’étois, ce maréchal me voyoit et en toutes occasions et en tous lieux affectoit pour moi une déférence qui m’embarrassoit souvent. Ce n’est pas pour lui une petite louange.

Ce qui mit son père chez M. le prince, où il est demeuré et sa femme jusqu’à leur mort, dans les premières places de la maison, fut la confiance de M. le Prince le père pour le mien, et son intimité avec lui que l’éloignement à Blaye ne diminua point. La cause en fut très-singulière. Le cardinal de Richelieu tomba très-dangereusement malade à Bordeaux, revenant du voyage qui coûta la vie au dernier duc de Montmorency, et le roi retourna à Paris par une autre route. Ce fut cette maladie dont on crut qu’il ne reviendroit point qui donna lieu aux lettres du garde des sceaux de Châteauneuf et de la fameuse duchesse de Chevreuse, par lesquelles ils se réjouissoient de sa mort prochaine. Elles furent interceptées. Châteauneuf en perdit les sceaux et fut mis au château d’Angoulême, d’où il ne sortit qu’après la mort du cardinal, et la duchesse de Chevreuse s’enfuit du royaume. Dans cette extrémité du cardinal, le roi, en peine de qui le remplacer, s’il venoit à le perdre, en raisonna souvent avec mon père, qui lui persuada M. le Prince. Cela n’eut pas lieu parce que le cardinal guérit ; longtemps après M. le Prince témoigna à mon père toute sa reconnoissance de ce qu’il avoit voulu faire pour lui. Mon père se tint sur la négative et sur une entière ignorance jusqu’à ce que M. le Prince lui dit que c’étoit du roi même qu’il le savoit, et cela lia entre eux une amitié qui n’a fini qu’avec la vie de ce prince de Condé, mais qu’il ne transmit pas à sa famille.