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CONSTRASTE ÉTRANGE

Mais M. le Prince et tout son parti firent les hauts cris, et, ce qui est remarquable, jamais ni lui ni les siens ne l’ont pardonné à mon père, tant ils l’avoient belle s’ils eussent pu l’entraîner ! Cependant mon père fit fondre force canons, pour remplacer celui que la cour lui demanda faute d’autre, mit cinq cents gentilshommes bien armés dans Blaye, habilla et paya la garnison, et fut dix-huit mois comme bloqué en cet état sans avoir jamais rien voulu prendre sur le pays. Aussi contracta-t-il de grandes dettes dont il a été incommodé toute sa vie, et dont je me sens encore ; tandis que toutes celles que M. le Prince, M. de Bouillon et bien d’autres avoient faites contre le roi et l’État, ont été très-bien payées, et plus encore par le roi même, dans la suite des temps. Mais ce n’est pas tout : mon père qui avoit beaucoup d’amis dans le parlement et dans la ville de Bordeaux, étoit exactement averti, toutes les marées, de tout ce qu’il s’y passoit de plus secret et en faisoit part à la cour, et pendant ces malheureux temps il rendit les plus importants services.

La cour s’étoit avancée à l’entrée de la Guyenne, suivie d’une armée commandée par le comte d’Harcourt, si grandement payé d’avance pour la bien servir, et si capable par lui-même de le bien faire, mais il étoit de la maison de Lorraine et issu des Guise, et voici le contraste : il ne songea qu’à profiter de l’embarras de la cour et du désordre de l’État, pour se rendre maître de l’Alsace et de Brisach, et les joindre à la Lorraine. Sa partie faite il se dérobe de l’armée, perce le royaume nuit et jour et arrive aux portes de Brisach. Comme quoi il manqua de réussir se trouve dans tous les Mémoires de ces temps-là, et n’est pas matière aux miens. Je me contente de rapporter la belle gratitude du grand écuyer, fait tel aux dépens de mon père, à quoi il faut encore ajouter qu’il tira de ce crime le gouvernement d’Anjou, mis pour lui sur le pied des grands gouvernements, pour vouloir bien rentrer dans l’obéissance ; et que la charge et le gouvernement, toujours sur ce grand