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Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 1.djvu/150

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DÉPART DU ROI POUR VERSAILLES.

toire avec l’autre avec tout l’avantage de la saison et de n’avoir plus d’armée vis-à-vis de soi. Il combattit par un avantage présent, si certain et si grand, l’avantage éloigné de forcer dans Heilbronn le prince Louis de Bade ; et combien l’Allemagne seroit aisément en proie au maréchal de Lorges, si les Impériaux envoyoient de gros détachements en Flandre, qui n’y seroient pas même suffisants, et qui, n’y venant pas, laisseroient tous les Pays-Bas à la discrétion de ces deux armées. Mais la résolution étoit prise. Luxembourg, au désespoir de se voir échapper une si glorieuse et si facile campagne, se mit à deux genoux devant le roi et ne put rien obtenir. Mme de Maintenon avoit inutilement tâché d’empêcher le voyage du roi : elle en craignoit les absences ; une si heureuse ouverture de campagne y auroit retenu le roi longtemps pour en cueillir par lui-même les lauriers ; ses larmes à leur séparation, ses lettres après le départ furent plus puissantes et l’emportèrent sur les plus pressantes raisons d’État, de guerre et de gloire.

Le soir de cette funeste journée, M. de Luxembourg, outré de douleur, de retour chez lui, en fit confidence au maréchal de Villeroy, à M. le Duc et à M. le prince de Conti et à son fils, qui tous ne le pouvoient croire et s’exhalèrent en désespoir. Le lendemain 9 juin, qui que ce soit ne s’en doutoit encore. Le hasard fit que j’allai seul à l’ordre chez M. de Luxembourg, comme je faisois très-souvent, pour voir ce qui se passoit et ce qui se feroit le lendemain. Je fus très-surpris de n’y trouver pas une âme, et que tout étoit à l’armée du roi. Pensif et arrêté sur mon cheval, je ruminois sur un fait si singulier, et je délibérois entre m’en retourner ou pousser jusqu’à l’armée du roi, lorsque je vis venir de notre camp M. le prince de Conti seul aussi, suivi d’un seul page et d’un palefrenier avec un cheval de main. « Qu’est-ce que vous faites là ? » me dit-il, en me joignant, et riant de ma surprise ; il me dit qu’il s’en alloit prendre congé du roi et que je ferois bien d’aller avec