Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 1.djvu/458

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pour ne lui pas envoyer un volume sous la même enveloppe. Harlay étoit las, il fallut obéir et écrire chez cette femme : l’écriture fut longue et détaillée. Le cabasset s’échauffa, sa tête se remplit du nom de M. de Chaulnes, tellement et si bien qu’il cachette sa lettre, met le dessus à M. de Chaulnes au lieu de M. de Pontchartrain, et comme il étoit jour de poste et que l’heure pressoit, s’en va et la donne à un laquais pour la mettre à la poste, et se couche très-fatigué. On peut juger de la surprise de M. de Chaulnes qui connoissoit parfaitement l’écriture de M. d’Harlay, sur l’amitié intime et le secours duquel il comptoit en toute confiance et personnellement et par rapport au chancelier, quand il se vit trahi de la sorte, et la douleur de Pontchartrain de ne point recevoir les avis importants d’Harlay, annoncés par la lettre de son amie. Ils ne surent ce que la lettre étoit devenue, mais Harlay se souvint de sa méprise, fut outré, mais n’osa en avertir.

Le voilà dans une peine étrange de la juste colère de M. de Chaulnes, et de l’usage qu’il feroit de sa trahison. Il se voyoit perdu auprès de son beau-père, et pour le monde dans un prédicament à le noyer, et en même temps bien ridicule à son tige. Son parti fut le silence et d’attendre la bombe. M. de Chaulnes, de son côté, sut profiter d’une si lourde méprise, et ne sut pas moins n’en faire aucun semblant. Harlay aux écoutes trembloit à chaque ordinaire de Bretagne, et respiroit jusqu’au suivant ; mais il transit lorsqu’il sut M. de Chaulnes en chemin de Paris.

Il avoit accoutumé, les premiers jours de ses retours à Paris, de donner à dîner au chancelier et à sa famille avec quelques amis les plus particuliers. Jusque-là Harlay avoit caracolé pour éviter partout M. de Chaulnes et pour l’aller chercher chez lui, lorsqu’il s’étoit bien assuré de ne le trouver pas. Mais le cœur lui battoit du dîner, s’il en seroit prié à l’ordinaire, s’il iroit étant prié, et s’il y alloit, ce qu’il y deviendroit, et quelle scène il y pourroit essuyer devant