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[1692]
COETQUEN ET SA MORT.

Deux jours après la sortie de la garnison ennemie, le roi s’en alla à Dinant où étoient les dames, avec qui il retourna à Versailles. J’avois espéré que Monseigneur achèveroit la campagne, et être du détachement des mousquetaires qui demeureroit avec lui ; et ce ne fut pas sans regret que je repris avec toute la compagnie le chemin de Paris. Une des couchées de la cour fut à Marienbourg, et les mousquetaires campèrent autour. J’avois lié une amitié intime avec le comte de Coetquen qui étoit dans la même compagnie. Il savoit infiniment et agréablement, et avoit beaucoup d’esprit et de douceur, qui rendoit son commerce très-aimable. Avec cela assez particulier et encore plus paresseux, extrêmement riche par sa mère, qui étoit une fille de Saint-Malo, et point de père. Ce soir-là de Marienbourg, il nous devoit donner à souper à plusieurs. J’allai de bonne heure à sa tente où je le trouvai sur son lit, d’où je le chassai en folâtrant, et me couchai dessus en sa place, en présence de plusieurs de nous autres et de quelques officiers. Coetquen en badinant prit son fusil qu’il comptoit déchargé, et me couche en joue. Mais la surprise fut grande lorsqu’on entendit le coup partir. Heureusement pour moi, j’étois, en ce moment, couché tout à plat. Trois balles passèrent à trois doigts par-dessus ma tête, et comme le fusil étoit en joue un peu en montant, ces mêmes balles passèrent sur la tête, mais fort près, à nos deux gouverneurs qui se promenoient derrière la tente. Coetquen se trouva mal du malheur qu’il avoit pensé causer ; nous eûmes toutes les peines du monde à le remettre, et il n’en put bien revenir de plusieurs jours. Je rapporte ceci pour une leçon qui doit apprendre à ne badiner jamais avec les armes.

Le pauvre garçon, pour achever de suite ce qui le regarde, ne survécut pas longtemps. Il entra bientôt dans le régiment du roi, et sur le point de l’aller joindre au printemps suivant, il me vint conter qu’il s’étoit fait dire sa bonne aventure par une femme nommée la du Perchoir, qui en faisoit