Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 2.djvu/173

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Charnacé ni son père n’avoient pu réduire ce paysan à la leur vendre, quelque avantage qu’ils lui en eussent offert, et c’est une opiniâtreté dont quantité de petits propriétaires se piquent, pour faire enrager des gens à la convenance et quelquefois à la nécessité desquels ils sont. Charnacé ne sachant plus qu’y faire avoit laissé cela là depuis fort longtemps sans en plus parler. Enfin, fatigué de cette chaumine qui lui bouchoit tout l’agrément de son avenue, il imagina un tour de passe-passe. Le paysan qui y demeuroit, et à qui elle appartenoit, étoit tailleur de son métier quand il trouvoit à l’exercer, et il étoit chez lui tout seul, sans femme ni enfants. Charnacé l’envoie chercher, lui dit qu’il est mandé à la cour pour un emploi de conséquence, qu’il est pressé de s’y rendre, mais qu’il lui faut une livrée. Ils font marché comptant ; mais Charnacé stipule qu’il ne veut point se fier à ses délais, et que, moyennant quelque chose de plus, il ne veut point qu’il sorte de chez lui que sa livrée ne soit faite, et qu’il le couchera, le nourrira et le payera avant de le renvoyer. Le tailleur s’y accorde et se met à travailler. Pendant qu’il y est occupé, Charnacé fait prendre avec la dernière exactitude le plan et les dimensions de sa maison et de son jardin, des pièces de l’intérieur, jusque de la position des ustensiles et du petit meuble, fait démonter la maison et emporter tout ce qui y étoit, remonte la maison telle qu’elle étoit au juste dedans et dehors, à quatre portées de mousquet, à côté de son avenue, replace tous les meubles et ustensiles dans la même position en laquelle on les avoit trouvés, et rétablit le petit jardin de même, en même temps fait aplanir et nettoyer l’endroit de l’avenue où elle étoit, en sorte qu’il n’y parut pas.

Tout cela fut exécuté encore plus tôt que la livrée faite, et cependant le tailleur doucement gardé à vue de peur de quelque indiscrétion. Enfin la besogne achevée de part et d’autre, Charnacé amuse son homme jusqu’à la nuit bien noire, le paye et le renvoie content. Le voilà qui enfile