Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 2.djvu/399

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que jamais (c’étoit à dire qu’il n’y avoit jamais résidé et qu’on s’en passeroit bien encore), que l’abbé de Soubise étoit si jeune qu’il y avoit de la témérité à s’y fier, et qu’un homme qu’on mettoit en état sitôt de n’avoir plus à craindre ni à espérer, se gâtoit bien vite, et il leur faisoit entendre, comme il l’avoit fait au roi, que le cardinal de Fürstemberg, gouverné comme il l’étoit par sa nièce, n’étoit gagné au préjudice de ses neveux que par le gros argent qu’elle avoit touché de Mme de Soubise. Il est vrai qu’il envoya ces lettres à son frère le comte d’Auvergne, pour ne les faire rendre qu’avec la permission du roi. Ce n’étoit pas qu’il pût l’espérer, mais pour le leurrer de cet hommage, et cependant en faire glisser assez pour que l’effet n’en fût pas perdu, et protester après qu’il ne savoit pas comment elles étoient échappées. Ces lettres firent un fracas épouvantable.

J’étois chez le roi le mardi 30 mars, lorsqu’à la fin du souper je vis arriver Mme de Soubise menant la comtesse de Fürstemberg, et se poster toutes deux à la porte du cabinet du roi. Ce n’étoit pas qu’elle n’eût bien le crédit d’entrer dedans si elle eût voulu, et d’y faire entrer la comtesse, mais comme l’éclat étoit public et qu’on ne parloit d’autre chose que du marché pécuniaire et des lettres du cardinal de Bouillon, elles voulurent aussi un éclat de leur part. Je m’en doutai dès que je les vis, ainsi que bien d’autres, et je m’approchai aussitôt pour entendre la scène. Mme de Soubise avoit l’air tout bouffi, et la comtesse, de son naturel emportée, paraissoit furieuse. Comme le roi passa elles l’arrêtèrent ; Mme de Soubise dit deux mots d’un ton assez bas, puis la comtesse, haussant le sien, demanda justice de l’audace du cardinal de Bouillon, dont l’orgueil et l’ambition, non contente de résister à ses ordres, la déshonoroit elle et le cardinal son frère, qui avoit si utilement servi le roi, par les calomnies les plus atroces, et qui n’épargnoit pas Mme de Soubise elle-même. Le roi l’écouta