Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 5.djvu/238

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incertain, il ne pouvoit être grand, il ne pouvoit être préparé ni appuyé d’aucunes troupes, et si, avec ce secours, le prince Eugène se trouvoit réduit à n’oser combattre ou être battu, Turin étoit sans ressource, et avec ce peu de secours jeté par les Capucins, étoit pris à l’aise quinze jours plus tôt ou plus tard.

Cette dispute s’échauffa tellement que Marsin consentit à un conseil de guerre où tous les lieutenants généraux furent appelés. La matière y fut débattue. Mais La Feuillade, gendre favori du ministre arbitre de la fortune de tout homme de guerre, et Marsin, dépositaire, disoit-on, du secret, n’avoient garde de n’être pas suivis. Le seul d’Estaing parla en homme d’un courage libre (M. le duc d’Orléans ne l’oublia jamais), et seul aussi y acquit de l’honneur. Albergotti, Italien raffiné, prévit la honte et l’orage, et se tint à son poste sous prétexte de l’éloignement. Tous les autres opinèrent servilement, de sorte que ce remède rendit le mal incurable. M. le duc d’Orléans protesta devant tous des malheurs qui en alloient arriver, déclara que, n’étant maître de rien, il n’étoit pas juste qu’il essuyât l’affront que la nation alloit recevoir, et le sien particulier encore, demanda sa chaise de poste, et à l’instant voulut quitter l’armée. Marsin, La Feuillade et les plus distingués de ce conseil de guerre, mirent tout en œuvre pour l’arrêter. Revenu enfin de ce premier mouvement, content peut-être d’avoir marqué sa fermeté jusqu’à ce point, et si fortement manifesté combien peu l’événement imminent lui pouvoit être imputé, il consentit à demeurer. Mais en même temps il s’expliqua qu’il ne se mêleroit plus du tout du commandement de l’armée, jusque-là même qu’il refusa de donner l’ordre et qu’il renvoya tout à Marsin, à La Feuillade et à quiconque en voudroit prendre le soin. Il l’exécuta de la sorte, sans pouvoir être ramené. Le fin d’une opiniâtreté si funeste étoit la folle espérance, uniquement fondée sur la grandeur du désir, que le prince Eugène n’oseroit attaquer