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Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 7.djvu/60

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qui ne savoit que nuire et jamais servir. Mme la Duchesse étoit fort bien avec elle et sut toujours s’en servir. Son appartement étoit un sanctuaire où n’étoit pas admis qui vouloit. Mme de Maintenon, qui ne la quitta point durant sa maladie, et qui la vit mourir, en fut extrêmement affligée ; elle et le roi y perdirent beaucoup de plaisir, et le monde, aux dépens de qui elle le donnoit, y gagna beaucoup, car c’étoit une créature sans âme.

Son mari en tiroit parti le bâton haut, sans presque vivre avec elle, mais il s’en étoit fait craindre. C’étoit un vieux vilain, fort débauché et horrible, qui étoit souffert à cause d’elle, et [ils] ne laissoient pas de se tourmenter l’un l’autre. Il étoit gros joueur, le plus fâcheux et le plus emporté, et toujours piqué et furieux. C’étoit un plaisir de le voir couper à Marly, au lansquenet, et faire de brusques reculades de son tabouret à renverser ce qui l’importunoit derrière, et leur casser les jambes ; d’autres fois cracher derrière lui au nez de qui l’attrapoit.

Sa femme, avec tout son esprit, craignoit les esprits jusqu’à avoir des femmes à gages pour la veiller toutes les nuits. Cette folie alla au point de mourir de peur d’un vieux perroquet qu’elle perdit après l’avoir gardé vingt ans. Elle en redoubla d'occupées, c’étoit le nom qu’elle donnoit à ses veilleuses. Son fils, qui n’étoit point poltron, avoit la même manie, jusqu’à ne pouvoir être jamais seul le soir ni la nuit dans sa chambre.

C’étoit une manière de chèvre-pied [1] aussi méchant et plus laid encore que [son] père ; très commode aux dames, et par là dans toutes les histoires de la cour, ivrogne à l’excès, il y a de lui mille contes plaisants de ses frayeurs des esprits et de ses ivrogneries. Il faisoit les plus jolies chansons du monde, où il excelloit à peindre les gens avec naïveté, et leurs ridicules avec le sel le plus fin. Le grand prévôt et

  1. Espèce de satyre que l’on représente avec des pieds de chèvre.