Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 10.djvu/109

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et entendre tous les trois, quand il parloit ou écoutoit l’un d’eux. Sa confiance néanmoins avoit des degrés entre les deux beaux-frères ; s’il l’avoit avec abandon pour quelqu’un, c’étoit certainement pour le duc de Beauvilliers. Toutefois il y avoit des choses où ce duc n’entamoit pas son sentiment, par exemple beaucoup de celles de la cour de Rome, d’autres qui regardoient le cardinal de Noailles, quelques autres de goût et d’affections ; c’est ce que j’ai vu de mes yeux et ouï de mes oreilles.

Je ne tenois à lui que par M. de Beauvilliers, et je ne crois pas faire un acte d’humilité de dire qu’en tous sens et en tous genres, j’étois sans aucune proportion avec lui. Néanmoins il a souvent concerté avec moi pour faire ou sonder, ou parler, ou inspirer, approcher, écarter de ce prince par moi, pris ses mesures sur ce que je lui disois ; et plus d’une fois, lui rendant compte de mes tête-à-tête avec le prince, il m’a fait répéter de surprise des choses qu’il m’avouoit sur lesquelles il ne s’étoit jamais tant ouvert avec lui, et d’autres qu’il ne lui avoit jamais dites. Il est vrai que celles-là ont été rares, mais elles ont été, et elles ont été plus d’une fois. Ce n’est pas assurément que ce prince eût en moi plus de confiance. J’en serois si honteux, et pour lui et pour moi, que, s’il avoit été capable d’une si lourde faute, je me garderois bien de la laisser sentir ; mais je m’étends sur ce détail qui n’a pu être aperçu que de moi, pour rendre témoignage à cette vérité : que la confiance la plus entière de ce prince, et la plus fondée sur tout ce qui la peut établir et la rendre toujours durable, n’alla jamais jusqu’à l’abandon, et à une transformation qui devient trop souvent le plus grand malheur des rois, des cours, des peuples et des États même.

Le discernement de ce prince n’étoit donc point asservi, mais comme l’abeille il recueilloit la plus parfaite substance des plus belles et des meilleures fleurs. Il tâchoit à connoître les hommes, à tirer d’eux les instructions et les lumières