Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 10.djvu/111

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pour profiter d’un tête-à-tête sans fard et sans intérêt. Mais que le tête-à-tête avoit de vaste, et que les charmes qui s’y trouvoient étoient agités par la variété où le prince s’espaçoit et par art, et par entraînement de curiosité, et par la soif de savoir ! De l’un à l’autre il promenoit son homme sur tant de matières, sur tant de choses, de gens et de faits, que qui n’auroit pas eu à la main de quoi le satisfaire en seroit sorti bien mal content de soi, et ne l’auroit pas laissé satisfoit. La préparation étoit également imprévue et impossible. C’étoit dans ces impromptus que le prince cherchoit à puiser des vérités qui ne pouvoient ainsi rien emprunter d’ailleurs, et à éprouver, sur des connoissances ainsi variées, quel fond il pouvoit faire en ce genre sur le choix qu’il avoit fait.

De cette façon, son homme, qui avoit compté ordinairement sur une matière à traiter avec lui, et en avoir pour un quart d’heure, pour une demi-heure, y passoit deux heures et plus, suivant que le temps en laissoit plus ou moins de liberté au prince. Il se ramenoit toujours à la matière qu’il avoit destinée de traiter en principal ; mais à travers les parenthèses qu’il présentoit, et qu’il manioit en maître, et dont quelques-unes étoient assez souvent son principal objet. Là, nul verbiage, nul compliment, nulles louanges, nulles chevilles, aucune préface, aucun conte, pas la plus légère plaisanterie ; tout objet, tout dessein, tout serré, substantiel, au fait, au but, rien sans raison, sans cause, rien par amusement et par plaisir ; c’étoit là que la charité générale l’emportoit sur la charité particulière, et que ce qui étoit sur le compte de chacun se discutoit exactement ; c’étoit là que les plans, les arrangements, les changements, les choix se formoient, se mûrissoient, se découvroient, souvent tout mâchés, sans le paroître, avec le duc de Beauvilliers, quelquefois avec lui et le duc de Chevreuse, qui néanmoins étoient tous deux ensemble très-rarement avec lui. Quelquefois encore il y avoit de la réserve pour tous les