Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 12.djvu/278

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abandonner tous les détails aux autres, mais s’y appliquer et s’en faire rendre compte, de manière à tenir tout en ordre et en haleine, sans pourtant s’imaginer que ce soit si parfaitement que rien n’échappe, parce qu’il ne faut pas se proposer l’impossible, mais y entrer de façon qu’on n’y donne que très peu d’un temps, court, précieux, et qui s’enfuit sans cesse, qui doit de préférence être employé au plus important, et se contenter pour le reste d’une direction générale, surtout comprendre que ne pouvant suffire à tout, force est de se fier à ceux qu’on a choisis pour le courant, et souvent bien davantage ; que cette confiance excite et pique d’honneur et d’attachement, au contraire de la défiance qui ne sert qu’à être trompé, à décourager, à dégoûter, et souvent à se proposer de tromper, puisque le prince mérite de l’être par son injuste défiance.

Je le conjurai aussi de se défaire absolument de cet esprit de tracasserie puisé d’enfance dans la cour de Monsieur, entretenu depuis par l’habitude avec les femmes, et par la fausse idée de découvrir et de croire être mieux servi en brouillant les uns avec les autres, parce que pour une fois que cela réussit avec des étourdis, ou par une surprise de colère, trompe sans cesse le prince par cela même dont il est rendu la dupe, dès qu’il est reconnu pour user de ce bas artifice qui lui éloigne et ferme la bouche à ses vrais serviteurs, et lui rend les autres ennemis. Ce n’est pas qu’il n’y ait mesure à tout, singulièrement entre l’abandon aux gens et la vigilante défiance. C’est où le sens, la connoissance des personnes, l’expérience, la suite des choses et des affaires conduisent l’esprit. Se fermer aux rapports, surtout aux avis anonymes, c’est-à-dire aux fripons, tenir les yeux ouverts à tout, mais avec tranquillité, éplucher à part soi des apparences qui se trouvent si souvent trompeuses ; si l’examen persuade qu’il y ait cause d’approfondir, le faire avec précaution et délicatesse ; être en garde s’il n’y a rien au bout contre la honte et quelquefois le dépit de s’être