Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 12.djvu/480

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« Le régent mourut sans qu’il y eût rien à faire pour lui. Le temps de M. le Duc lui parut un feu de paille. Il s’attacha à M. de Fréjus, depuis cardinal de Fleury ; et voyant qu’il falloit s’y attacher, il ne s’y adonna pas médiocrement. Ce cardinal, vieux et rempli de l’esprit des femmes, est jaloux au scrupule des attachements qu’on lui marque ; une bagatelle peut faire tout échouer. Le maréchal d’Huxelles le produisit beaucoup, et le produit fit le reste à merveille. Ce vieux b…… de maréchal obtint permission du cardinal d’en faire un homme d’État et un personnage ; il lui apprit les secrets de l’État, le mit au fait de la situation présente des affaires étrangères [1].

« M. Chauvelin avoit un avantagé dont on tira en cette occasion un parti extrême. Peu M. de Harlay [2] lui avoit légué ses nombreux et précieux manuscrits sur le droit public. Le Chauvelin en fit des tables en les mettant en ordre : cela s’arrangeoit sur de petites cartes de la plus jolie façon. Il y employoit tous ses amis ; l’abbé de Laubruyère y travailla beaucoup, et en a eu l’évêché de Soissons. M. Chauvelin est effectivement grand travailleur par goût, et d’une assiduité surprenante ; il travailloit autant avant d’être en place que depuis qu’il y est. Dès qu’il avoit dîné, il regagnoit le cabinet, et y restoit jusqu’à ce qu’on l’avertît qu’on eût servi le dessert chez sa femme ; et il ne soupe pas depuis longtemps ; ce qui est encore une petite chose qui suit le grand homme. Remarquez ce que c’est que de ressembler aux grands hommes par les petites choses.

« Il résulta de toutes ces cartes écrites au dos un gros livre de table universelle du droit public. On publioit que le président Chauvelin ne travailloit qu’au droit public ; il n’étoit pas à sa chaise percée qu’on ne dit d’abord qu’il travailloit à ce droit ; cela faisoit frémir sur l’engagement de se faire président à mortier, d’être de ces gens qui veillent tant pour nous tandis que nous dormons. On fit accroire au vieux cardinal que M. Chauvelin avoit tout appris dans ses cartes ; et en effet il avoit appris dans ce bureau typographique summa rerum capita, et assez pour ne paroître pas neuf à un ignorant, cachant avec adresse ce qu’il ignoroit. Le cardinal conçut une forte résolution de mettre un tel homme en place, et de signaler son ministère en donnant au roi un bras droit si nerveux. On arrangea cette affaire-là ; on déposséda les Fleuriau [3] dans le temps que le ministère de M. de Morville commençoit à aller un peu passablement ; on fit revenir M. le

  1. Le maréchal d’Huxelles avait été président du conseil des affaires étrangères sous la régence.
  2. Saint-Simon a longuement parle de ce magistrat, t. Ier, p. 142, 143.
  3. Fleuriau d’Armenonville et Fleuriau de Morville (le père et le fils), furent successivement secrétaires d’État pendant la régence et les premières années qui la suivirent.