Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 14.djvu/62

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enragé de se voir passer la plume par le bec, s’en prit à Louville qu’il crut avoir brassé toute cette intrigue, et ne le lui a jamais pardonné. Je soupçonne que le duc de Noailles ne fut pas fâché d’en laisser tomber la haine sur Louville, et que le timide et jaloux maréchal aima mieux s’en prendre à l’un qu’à l’autre. Le projet étoit que Louville, prenant la route détournée du pays de Foix et de l’Aragon, arrivât dans Madrid sans que personne eût pu avoir le moindre vent de son voyage. Je ne sais si le maréchal d’Huxelles se tint bien obligé au secret, qui malgré toutes les précautions de Louville fut très mal gardé.

Les soupçons du roi d’Espagne contre Albéroni se fortifioient. La reine se contentoit de l’exhorter à souffrir avec patience, lui se plaignoit de sa mollesse, de sa complaisance pour le roi, de ne pas surmonter les défiances continuelles d’un esprit foible et irrésolu, capable de se livrer à qui s’en voudroit emparer pour en faire un mauvais usage. Il trouvoit la reine indolente, haïssant la peine et les affaires, ne cherchant que son repos. Il l’exhortoit à ne pas souffrir qu’on les exclût l’un et l’autre du gouvernement des affaires, et à craindre, parmi cette confusion de nations et de langues qui inondoient la cour d’Espagne, la cabale suivie et dissimulée des Espagnols qui vouloient tout rappeler à leur ancien gouvernement. Il l’avertissoit que, si elle cessoit d’avoir l’autorité dans les affaires, elle ne devoit plus compter sur aucun crédit ni considération dans le monde, ni sur aucun respect de ses sujets. Les désordres étoient au dernier point en Espagne, les peuples accablés d’impôts, les seigneurs dans la crainte et le mépris, la noblesse à la mendicité ; ni troupes, ni finances, ni marine, ni commerce, et personne qui pût remédier à tant de maux, et la maison d’Autriche attentive avoit encore force partisans. Albéroni vantoit ses projets, et se vantoit de tout raccommoder s’il étoit soutenu à les exécuter. En se louant il décrioit le cardinal del Giudice, et avoit persuadé à la reine qu’il