Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 15.djvu/293

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m’ôta la réflexion, me faisoit honneur et ne lui en faisoit guère. Je ne voulus pas lui donner le plaisir de lui dire que je savois sa plaisanterie ni de le faire souvenir de ce qu’il m’avoit dit : aussi n’osa-t-il m’en parler.

Je n’ai jamais démêlé quelle fantaisie lui avoit pris de me tenir ce langage pour en aller faire le conte, à moi qui depuis des années ne lui avois pas ouvert la bouche de la vie qu’il menoit, dont aussi il se gardoit bien de me rien dire ni de rien qui y eût trait. Bien est-il vrai que quelquefois étant seul avec ses valets confidents, il lui est assez rarement échappé quelque plainte, mais jamais devant d’autres, que je le malmenois et lui parlois durement, cela en gros, en deux mots, sans y rien ajouter d’aigre ni que j’eusse tort avec lui. Il disoit vrai aussi : quelquefois, quand j’étois poussé à bout sur des déraisons ou des fautes essentielles, en affaires et en choses importantes, qui regardoient ou lui ou l’État, et qu’après encore être convenus par bonnes raisons de quelque chose d’important à éviter ou à faire, lui très persuadé et résolu, sa faiblesse ou sa facilité me tournoient dans la main et lui arrachoient tout le contraire, que lui-même sentoit comme moi tel qu’il étoit, et c’est une des choses qui m’a le plus cruellement exercé avec lui ; mais la niche qu’il me faisoit volontiers plus tète à tête que devant des tiers, et dont ma vivacité étoit toujours la dupe, c’étoit d’interrompre tout à coup un raisonnement important par un sproposito de bouffonnerie. Je n’y tenois point, la colère me prenoit quelquefois jusqu’à vouloir m’en aller. Je lui disois que, s’il vouloit plaisanter, je plaisanterois tant qu’il voudroit, mais que de mêler les choses les plus sérieuses de parties de main, de bouffonneries, cela étoit insupportable. Il riait de tout son cœur, et d’autant plus que cela n’étant pas rare, et moi en devant être en garde, je n’y étois jamais et que j’avois dépit et de la chose et de m’en laisser surprendre ; et puis il reprenoit ce que nous traitions. Il faut bien que les princes se délassent et badinent quelquefois