Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 15.djvu/42

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dis à M. le duc d’Orléans que, s’il avoit agréable de prier MM. les deux maréchaux de sortir pour un moment, je m’offrois d’expliquer la question en deux mots, et qu’on y opineroit plus librement en leur absence qu’en leur présence. Au lieu de me répondre, il s’adressa aux deux maréchaux, et leur dit qu’en effet il seroit mieux qu’ils voulussent bien sortir, et qu’il les feroit rappeler sitôt que le jugement seroit décidé. Ils firent la révérence sans rien dire, et sortirent.

J’expliquai aussitôt après la question en la manière que je viens de la rapporter, quoique avec un peu plus d’étendue, mais de fort peu. Je conclus en faveur de Tallard, et tous les avis furent conformes au mien. La Vrillière écrivit sur-le-champ la décision sur le registre du conseil ; puis alla, par ordre du régent, appeler les deux maréchaux, à qui La Vrillière ne dit rien de leur jugement. Ils se tinrent debout au même lieu où ils s’étoient mis d’abord ; nous nous rassîmes en même temps que M. le duc d’Orléans, qui à l’instant prononça l’arrêt que le maréchal d’Estrées prit de fort bonne grâce et très honnêtement, et Tallard fort modestement. Le régent leur dit de prendre place, se leva, et nous tous, et nous rassîmes aussitôt. Tallard, par son rang, échut vis-à-vis de moi, quelques places au-dessous.

L’excès de la joie, le sérieux du spectacle, l’inquiétude d’une dispute imprévue, firent sur lui une étrange impression. Vers le milieu du conseil, je le vis pâlir, rougir, frétiller doucement sur son siège, ses yeux qui s’égaroient, un homme en un mot fort embarrassé de sa personne. Quoique sans aucun commerce avec lui que celui qu’on a avec tout le monde, la pitié m’en prit ; je dis à M. le duc d’Orléans que je croyois que M. de Tallard se trouvoit mal. Aussitôt il lui dit de sortir, et de revenir quand il voudroit. Il ne se fit pas prier, et s’en alla très vite. Il rentra un quart d’heure après. En sortant du conseil, il me dit que je lui avois sauvé la vie ; qu’il avoit indiscrètement pris de la rhubarbe le matin, qu’il venoit