Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 18.djvu/48

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constamment refusé d’en recevoir quoi que ce fut. Ces deux maréchaux et La Rochefoucauld étoient frondeurs de projet et d’effet, et le duc de Villeroy suivoit le bateau de sel. Ils étoient liés ensemble pour leur fronde, pensant mieux faire leurs affaires par là, et devenir de plus des personnages avec qui le gouvernement seroit forcé de compter. Ce n’étoit pas que La Rochefoucauld eut par soi, ni par sa charge, de quoi arriver à ce but, mais riche à millions, fier de son grand-père dans la dernière minorité, plus étroitement et de tout temps uni au duc de Villeroy, que parleur proximité de beaux-frères, il suivoit les Villeroy en tout ; et cet air de désintéressement et d’éloignement du régent, sans toutefois cesser d’être devant lui ventre à terre, leur donnoit dans le parlement et auprès du peuple, les plus vastes espérances.

Un jour que le maréchal de Villars traversoit la place de Vendôme dans un beau carrosse, chargé de pages et de laquais, où la foule d’agioteurs avoit peine à faire place, le maréchal se mit à crier par la portière contre l’agio, et avec son air de fanfaron à haranguer le monde sur la honte que c’étoit. Jusque-là on le laissa dire, mais s’étant avisé d’ajouter que pour lui il en avoit les mains nettes, qu’il n’en avoit jamais voulu ; il s’éleva une voix forte qui s’écria : « Eh ! les sauvegardes [1] ! » Toute la foule répéta ce mot, dont le maréchal honteux et confondu, malgré son audace ordinaire, s’enfonça dans son carrosse, et acheva de traverser la place au petit pas, au bruit de cette huée qui le suivit encore au delà, et divertit Paris plusieurs jours à ses dépens sans être plaint de personne.

À la fin on trouva que cet agiotage embarrassoit trop la place de Vendôme et le passage public ; on le transporta dans le vaste jardin de l’hôtel de Soissons [2]. C’étoit en effet

  1. Les sauvegardes étaient des soldats envoyés par un général pour mettre une maison ou une terre à l’abri du pillage.
  2. L’hôtel de Soissons a été démoli en 1750. L’emplacement est aujourd’hui occupé par la halle au blé.