Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 19.djvu/213

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et me firent d’abord remarquer une vieille fenêtre grillée du château, d’où ils me dirent que le roi Rodrigue avoit vu la fille du comte Julien, qui demeuroit dans l’emplacement d’un côté de leur maison, et que c’étoit là que ce prince s’étoit embrasé d’un amour qui avoit été si funeste à lui et à toutes les Espagnes. Cette tradition sur cette fenêtre ne me fit pas grande impression, d’autant que la fenêtre et ses appartenances me parurent fort éloignées de plus de mille ans d’antiquité.

Ces moines me conduisirent dans leur église, qui, non plus que son portail, assez neuf, ne me semblèrent que fort communs. À peine y fus-je entré qu’ils m’arrêtèrent et me demandèrent si je n’apercevoir pas quelque chose de fort extraordinaire. Je vis un crucifix de grandeur naturelle, de relief, au lieu de tableau du grand autel, en caleçon et en perruque, comme ils sont presque tous en Espagne, qui ne me surprit point, parce que j’en avois vu beaucoup d’autres pareils. Comme je ne répondois point, cherchant des yeux ce qu’ils vouloient me faire remarquer : « Eh ! les bras ! » me dirent-ils. En effet, j’en vis un attaché à l’ordinaire, et l’autre pendant le long du corps. À mon, tour, je leur demandai ce que cela signifioit. Un grand miracle toujours existant, à ce qu’ils m’assurèrent d’un ton grave et dévot. Et aussitôt me contèrent, en supprimant toute date, ce qu’étoit alors cette église ; qu’un riche bourgeois, ayant fait un enfant à une fille, sous promesse verbale de l’épouser, il l’avoit nié et s’étoit moqué d’elle ; mais qu’elle et ses parents, qui n’avoient point de preuve, l’engagèrent à s’en rapporter à ce crucifix, tellement qu’étant tous venus à l’église, suivis d’une foule de peuple, la fille et le garçon ne s’étoient pas plutôt présentés devant le crucifix que son bras gauche s’étoit détaché de la croix de soi-même, et doucement baissé et placé tel qu’il étoit demeuré depuis et que nous le voyons, sur quoi on s’étoit écrié au miracle, et le garçon avoit épousé la fille.