Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 19.djvu/83

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pour son oncle et pour sa patrie, et sa façon d’être avec la duchesse sa mère, il faut venir à quelque chose de plus particulier. Cette princesse étoit née avec beaucoup d’esprit et avec toutes les grâces naturelles que l’esprit savoit gouverner. Le sens, la réflexion, la conduite, savoient se servir de son esprit et l’employer à propos, et tirer de ses grâces tout le parti possible. Oui l’a connue est toujours dans le dernier étonnement comment l’esprit et le sens ont pu suppléer autant qu’ils ont fait en elle à la connoissance du monde, des affaires et des personnes, dont le grenier de Parme et le perpétuel tête-à-tête d’Espagne l’ont toujours empêchée de pouvoir s’instruire véritablement. Aussi ne peut-on disconvenir de la perspicacité qui étoit en elle, qui lui faisoit saisir du vrai côté tout ce qu’elle pouvoit apercevoir en gens et en choses, et ce don singulier auroit eu en elle toute sa perfection si l’humeur ne s’en fût jamais mêlée ; mais elle en avoit, et il faut avouer qu’à la vie qu’elle menoit on en auroit eu à moins. Elle sentoit ses talents et ses forces, mais sans cette fatuité d’étalage et d’orgueil qui les affaiblit et les rend ridicules. Son courant étoit simple, uni, même avec une gaieté naturelle qui étinceloit à travers la gêne éternelle de sa vie ; et quoique avec l’humeur, et quelquefois l’aigreur que cette contrainte sans relâche lui donnoit, c’étoit une femme qui ne prétendoit à rien plus dans le courant ordinaire, et qui y étoit véritablement charmante.

Arrivée en Espagne, sûre d’en chasser d’abord la princesse des Ursins, et avec le projet de la remplacer dans le gouvernement, elle le saisit d’abord et s’en empara si bien, ainsi que de l’esprit du roi, qu’elle disposa bientôt de l’un et de l’autre. Sur les affaires, rien ne lui pouvoit être caché. Le roi ne travailloit jamais qu’en sa présence. Tout ce qu’il voyoit seul, elle le lisoit et en raisonnoit avec lui. Elle étoit toujours présente à toutes les audiences particulières qu’il donnoit, soit à ses sujets, soit aux ministres étrangers, comme on l’a déjà expliqué ci-dessus, en sorte que rien ne