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CAUSERIES DU LUNDI.

qu’il aurait souvent de quoi être jaloux de Bettina ; car elle se prend en courant à bien des choses et à bien des gens. Je laisse là les beaux hussards français, les jeunes artistes de Munich, à qui elle prêche l’art, l’art sensible, italien, et non vaporeux ; mais les grands rivaux de Goethe dans cette jeune âme enthousiaste, c’est le héros tyrolien Hofer, c’est le grand compositeur Beethoven. Hofer, le héros de l’insurrection du Tyrol, est la première infidélité de Bettina. Au printemps de 1809, lorsque la guerre de toutes parts se renflamme, et que les combats de géants vont se livrer, Bettina ne saurait être indifférente ; le son du clairon ne la laisse plus dormir. De Munich où elle est alors, elle suit du regard, avec une anxiété sans pareille, toutes les phases de cette sainte et patriotique levée des Tyroliens, se sacrifiant à leur empereur qui les abandonne, et qui finit par les livrer. Au lieu de ces fantaisies habituelles où elle se jouait comme l’abeille ou le papillon, Goethe est tout étonné de recevoir d’elle des lettres ardentes où elle lui dit : « Ô Goethe ! que ne puis-je aller en Tyrol, et y arriver à temps pour mourir de la mort des héros ! » La prise et la mort d’Hofer, qu’on laisse fusiller, lui arrachent des paroles de douleur et de haute éloquence morale. Les réponses de Goethe à ces accents héroïques sont curieuses. Il composait durant ce temps-là, durant les jours de Wagram, son froid roman des Affinités électives, afin de détourner sa pensée des malheurs du temps. Le cri ardent de Bettina tire de lui cette réflexion paisible : « En mettant ta dernière lettre avec les autres, je trouve qu’elle clôt une intéressante époque (1807-1810). Tu m’as conduit, à travers un charmant labyrinthe d’opinions philosophiques, historiques et musicales, au temple de Mars, et dans tout et toujours tu conserves ta saine énergie… » Voilà bien le naturaliste-contempla-