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CAUSERIES DU LUNDI.

vous hasarder votre suffrage sur la foi de vos propres lumières ? Que Je plains les auteurs, et quel péril ne court pas aujourd’hui le meilleur livre ! Je connais bien des gens qui allient comme vous, Monsieur, à un goût sûr une raison libre de tout esprit de parti. Qui ne sent que de tels lecteurs devraient seuls faire autorité dans la littérature ? Il y en a peu néanmoins qui aient le courage de lutter contre la multitude : ils attendent à juger d’un ouvrage que le public ait prononcé ; ils recueillent les voix, et se rangent du parti dominant. »

L’abbé de Pons exhorte l’ami anonyme auquel il écrit à ne pas imiter ceux qui, charmés pour leur compte de la lecture d’un livre nouveau, changent d’avis le lendemain et se retournent en apprenant que des personnes célèbres et d’autorité sont d’un avis contraire :

« Non, Monsieur, non, ne soyez pas infidèle à vos lumières ; osez penser par vous-même, et ne prenez point l’ordre de ces stupides érudits qui ont prêté serment de fidélité à Homère ; de ces gens sans talents et sans goût, qui ne savent pas suivre le progrès des arts et des talents dans la succession des siècles ; de ces scholiastes fanatiques qui entrent dans une espèce d’extase à la lecture de l’Iliade originale, où l’art naissant n’a pu donner qu’un essai informe, et qui n’aperçoivent pas dans les travaux de notre âge le merveilleux accroissement de ce même art.

« Vous voyez dans ce pi’élude que cette espèce de savants a pris parti contre M. de La Motte. Cela fait un grand peuple ; le Créateur en a béni l’engeance ; mais que fait ici le nombre ? »

Nous le voyons nous-mêmes, le zèle d’avant-garde, l’ardeur de l’escarmouche a emporté l’abbé de Pons, et lui, d’ordinaire poli, il a de gros mots. On lui attribue l’honneur d’avoir mis en circulation ce nom et ce terme d’érudits, qui ne se prend plus maintenant en mauvaise part, mais qui, à l’origine, avait une teinte marquée et désagréable. Le peuple des érudits est assez bien trouvé, mais stupide n’est pas honnête. Les adversaires s’emparèrent de ce mot échappé à sa plume, pour mettre l’abbé dans son tort ; on supposa malignement qu’en écrivant cela il songeait à madame Dacier. L’abbé de Pons, qui avait fait paraître sa Lettre très-peu de semaines après