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M. RIGAULT.

la publication de l’Iliade française de La Motte et avant que les érudits eussent encore eu le temps d’y répondre, protesta contre cette interprétation. Il n’avait pensé à personne en particulier, disait-il, à madame Dacier moins qu’à aucun autre, et pas même à M. Fourmont.

La querelle ainsi engagée promettait beaucoup. L’abbé de Pons en sentait très-bien d’ailleurs la portée, et la liaison avec le grand changement qui s’était fait dans la manière générale de penser : mais il y introduisit quelque confusion. Il prétendait que, dans ces matières de poésie et de belles-lettres, le monde fût affranchi des jugements d’autorité et même de tradition, exactement comme il l’était en matière de philosophie depuis Descartes. Le règne incontesté d’Homère lui semblait comparable à la longue souveraineté d’Aristote :

« Ne voyez-vous pas, Monsieur, dans l’histoire du règne d’Aristote l’image de celui d’Homère ? La chute de celui-là ne vous fait-elle pas pressentir la chute prochaine de celui-ci ? La cause de M. de La Motte n’est assurément pas moins victorieuse que celle de Descartes ; le préjugé ne parle pas plus haut en faveur de l’un qu’il ne parla autrefois en faveur de l’autre. M. de La Motte en sera quitte, après tout, pour quelques bons mots pédantesques qu’il lui faudra essuyer de la part de nos scholiastes. C’est avec ces armes victorieuses qu’ils ont coutume de combattre les rivaux d’Homère, de Théocrite et de Pindare. Tout moderne qui a l’insolente témérité d’entrer en lice avec ces vieux athlètes est digne, selon ces messieurs, d’un souverain mépris. Les premiers hommes du siècle sont ceux qui savent le grec. Tel se croit un Homère, parce qu’il entend Homère dans la langue originale. Le divin poëte, impénétrable aux autres hommes, revit en lui ; il est juste qu’on le respecte en lui…

« Voilà la folle illusion qui allume le zèle des Homéristes ; mais le plaisant est que le public ait si longtemps servi cette même illusion… Combien peu de gens savent la langue grecque ! La divine Iliade n’était entendue que des érudits, on leur enviait avec respect ce dépôt sacré ; ils insultaient impunément à nos meilleurs écrivains, l’injustice leur tournait même à honneur, parce qu’on se persuadait que les beautés modernes, comparées par eux aux merveilles antiques, leur devaient faire une impression moins vive.

« Notre erreur durerait encore, ils seraient encore les objets de notre respectueuse jalousie, si madame Dacier ne nous eût dessillé