Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, XIII, 3e éd.djvu/165

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
155
M. RIGAULT.

Boit moins propre qu’une autre à la vraie peinture des pensées et des sentiments. Les mots ne signifient rien par eux-mêmes, c’est le caprice arbitraire des nations qui des sons articulés a fait des signes fixes… Chaque nation a ses signes fixes pour représenter tous les objets que son intelligence embrasse. Qu’on ne dise donc plus que les beautés qu’on a senties en lisant Homère ne peuvent être parfaitement rendues en français. Ce qu’on a senti ou pensé, on peut l’exprimer avec une élégance égale dans toutes les langues ; et chaque langue vous fournira les expiassions uniques pour caractériser quelque pensée, quelque sentiment que ce soit, et pour en fixer le degré de vivacité ou de noblesse. »

L’abbé de Pons avait sur les langues une théorie qu’il développera ailleurs ; il aimait à les concevoir philosophiquement, dans leur annotation finale, abstraite, exacte, dans leur tendance rationnelle à devenir une algèbre ; il oubliait qu’elles avaient été primordialement une musique et une peinture. Ce qu’il appelle un caprice arbitraire des nations n’était pas si arbitraire. Les langues sont nées de la race, et de tout ce qui affectait les sens à l’entour, du sol, du ciel, du paysage ; toutes ces circonstances se sont réfléchies indirectement dans les mots, dans les sons qui les composent. « Est-il bien vrai, se demandait-il, que notre langue soit inférieure à la langue grecque ? Est-il bien vrai que la langue française ne suffise pas à rendre parfaitement les grandes idées, les hauts sentiments, les passions héroïques, les vivacités galantes, les saillies satiriques, les naïvetés fines ? A-t-elle mal servi, à ces différents égards, Corneille, Racine, Molière, Despréaux, La Fontaine ? » Il avait raison en un sens, il choisissait bien ses exemples ; mais il avait tort en ce qu’il confondait tous les âges et qu’il ne se figurait pas qu’il avait pu y avoir une belle jeunesse première, une saison d’efflorescence vigoureuse dans la mieux douée des races, se servant de la plus variée et de la plus euphonique des langues, et que sous des conditions uniques il en était sorti toute une