Page:Sainte-Beuve - De la liberté de l’enseignement, 1868.djvu/14

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sous le nom de libre arbitre, on ruine pour cela la responsabilité et la culpabilité au point de vue social, le seul qui nous importe ici. Mais quel chemin a-t-on donc fait depuis M. de Tracy, membre honoré de l’ancien Sénat, pour qu’on en soit à discuter dans cette enceinte sur ces questions, comme si nous étions un concile philosophique ou théologique ?

Je dis quel chemin on a fait ; et sans sortir même de ce cercle spécial des thèses soutenues devant la Faculté de médecine, je citerai un exemple qui peut servir de mesure. Le 25 août 1828, Hippolyte Royer-Collard, fils du médecin aliéniste distingué, — neveu et digne neveu de l’illustre philosophe, — présenta et soutint sa thèse, intitulée : Essai d’un système général de Zoonomie. Elle était des plus remarquables à son moment, et sans entrer dans aucun détail ni dans une analyse qui serait ici hors de propos, on peut dire que les inductions et les conclusions en étaient toutes dirigées contre les hypothèses ontologiques, contre les abstractions, contre les théories vitalistes et animistes. Je ne m’amuserai pas à détacher quelques-uns des passages de cette remarquable thèse ; mais ils vous paraîtraient formels, à coup sûr. Eh bien ! elle n’eut pour effet que de classer fort haut Hippolyte Royer-Collard dans l’estime de ses juges et de ses condisciples. Le président de la thèse, M. Dupuytren, se contenta, en félicitant le jeune docteur, — on me dit même, en le couvrant, en l’accablant presque d’éloges pour sa soutenance, — se contenta de glisser un mot d’exhortation paternelle au sujet des doctrines antispiritualistes qui ressortaient ouvertement de son étude. Ainsi pas un mot de blâme, quoiqu’on vécût sous le Gouvernement religieux de la Restauration ; personne alors, personne au monde n’eût conçu l’idée qu’une pareille thèse pût être repoussée, encore moins cassée ministériellement, et elle devint un des titres qui désignèrent à l’avance le jeune et brillant physiologiste pour une des futures chaires de l’École. Tant il est vrai que depuis nous avons beaucoup marché : reste à savoir en quel sens ! Et croyez bien, messieurs, que la Chambre des pairs de 1828 eût été bien surprise, si elle s’était trouvée saisie d’un pareil cas !

C’est qu’il y a péril en la demeure, me dira-t-on. J’accepte le mot et la chose. Un de nos honorables collègues, il y a une année environ, M. le comte de Ségur d’Aguesseau, croyait devoir parler au Sénat d’un danger selon lui imminent, et qui menaçait la société, le Gouvernement même, ce Gouvernement auquel nous sommes tous dévoués. Et moi aussi, je signalerai un danger, et j’aurai de l’écho au dehors, j’aurai de l’assentiment de la part de tous ceux qui, amoureux du bien public, de la paix publique, du progrès des idées justes et de l’avancement civil de la société, ne désirent, dans cette large voie, d’autre guide et d’autre appui que le Gouvernement impérial, issu du suffrage universel. Un danger en ce moment nous menace, et une grande partie de la France est inquiète. Elle l’est de l’attitude agressive et envahissante qu’a prise depuis quelque temps et avec un redoublement d’audace le parti clérical. (Réclamations.)

S. Ém. le cardinal Donnet. Monsieur Sainte-Beuve, permettez que je vous interrompe et vous prie de ne pas vous servir d’expressions qui ne doivent pas se faire entendre dans une assemblée comme la nôtre. En répondant demain à ceux de nos collègues qui marchent sous un autre drapeau que le mien, je ne les traiterai ni de francs-maçons ni d’impies. Pourquoi donc deux fois à cette tribune ce mot de cléricaux, quand vous n’avez ici que des collègues qui n’oublieront jamais ce qui vous est dû ?

M. Sainte-Beuve. Je ne puis répondre d’avance. Le mot est dans la circulation, et je m’en sers. Permettez-moi de reprendre et d’ajouter… Le parti clérical ! Et en le nommant ainsi je voudrais éviter, quoique cela soit bien difficile, de nommer et d’indiquer l’Église spirituelle ; je voudrais séparer tous ces esprits, toutes ces âmes respectables et intérieures, tous ces croyants qui ne vivent que du suc intime du christianisme et dont la vie est soumise à des préceptes de douceur et de charité ; — et ce n’est pas ici un hommage d’apparat que je leur rends : j’ai le bonheur d’en compter plusieurs pour amis, et à