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POÉSIES

Un pur soleil levant, des flots rasant la crête,
Émaille au loin l’écume, et d’un éclat changeant
Peint le dos des poissons écaillés en argent.
Ô jeune enfant, prends garde ; il en est temps encore ;
Ne reviens pas au lac tous les jours dès l’aurore ;
Loin de ta mère, enfant, ne viens pas jusqu’au soir
Te mirer, écouter et pleurer sans savoir.
D’abord ce ne seront que vagues mélodies
Dans les joncs, par degrés quelques voix plus hardies ;
Mais un jour te viendra l’âge d’homme, et pour lors
Tu verras en ces eaux naître et fuir de beaux corps ;
Et tu voudras nager, et bien loin les poursuivre.
On te dira des mots dont tout le cœur s’enivre,
Et tu répondras oui. — Brûlant, plein de rougeur,
De son rocher déjà s’est lancé le plongeur,
Et l’onde refermée a blanchi sur sa tête,
Comme un gouffre qui prend et garde sa conquête ;
Un triste écho succède, et le rideau mouvant
Des saules d’alentour frissonne sous le vent.
Pauvre enfant qui plongeais avec une foi d’ange,
Qu’à ton œil détrompé soudainement tout change !
Au lieu des blancs cristaux, des bosquets de corail,
Des nymphes aux yeux verts assises en sérail
Et tressant sous leurs doigts, à défaut de feuillages,
Les solides rameaux semés de coquillages,
Qu’as-tu vu sous les eaux ? précipices sans fond,
Arêtes de rocher, sable mouvant qui fond,
Monstres de toute forme entrelacés en groupe,
Serpents des mers, dragons à tortueuse croupe,
Crocodiles vomis du rivage africain,
Et, plus affreux que tous, le vorace requin.
C’en est fait, pauvre enfant, de ta jeunesse amère,
Et sur le bord en vain t’appellera ta mère.