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VIE DE JOSEPH DELORME

tures périlleuses, séditions, batailles et siéges, dont il était le héros ! Au fond de la scène, après bien des prouesses, une idée vague de femme et de beauté se glissait quelquefois, et prenait à ses yeux un corps. Il lui semblait, au milieu de ses triomphes, que sur un balcon pavoisé, derrière une jalousie entr’ouverte, quelque forme ravissante de jeune fille à demi voilée, quelque longue et gracieuse figure en blanc, se penchait d’en haut pour saluer le vainqueur au passage et pour lui sourire. C’était aux champs surtout que les dispositions romanesques de Joseph se développaient avec le plus de liberté et de charme. Il allait tous les ans passer deux mois de vacances au château d’un vieil ami de son père. Une jeune fille du voisinage, blonde, timide, et rougissant chaque année à son retour, entretenait en lui des mouvements inconnus qu’il réprimait aux yeux de tous, mais auxquels il s’abandonnait avec délices durant ses promenades aux bois. Là, il s’asseyait contre un arbre, les coudes sur les genoux et le front dans les mains, tout entier à ses pénsers, à ses souvenirs, et aux innombrables voix intérieures, plaintes sourdes et confuses, vagissements mystérieux d’une âme qui s’éveille à la vie ; on aurait dit le sauvage couché sur le sable, prêtant l’oreille tout le jour au murmure immense et incompréhensible des mers ; — et, quand on le cherchait le soir, à l’heure du repas (car il l’oubliait souvent), on le trouvait immobile à la même place qu’au matin, et le visage noyé de pleurs. Vers ce temps, une piété fervente qui s’était emparée de lui mêlait quelque chose de grave et d’innocent à ces émotions précoces, et empêchait ce cœur enfant de se laisser trop vite amollir aux tendresses humaines. Joseph, en effet, consacra bientôt aux offices de l’église presque toutes ses heures de loisir, et il s’imposait soir et matin de longues prières qui le rendaient calme et fort.

Il demeura dans ces dispositions heureuses jusqu’à l’âge de quatorze ans environ. C’est alors qu’il vint à Paris pour y achever ses études. Ses succès furent rapides et brillants comme à