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VIE DE JOSEPH DELORME

l’ordinaire ; mais de grands changements se passèrent en lui, qui décidèrent de son avenir. Si, au sortir du collège, plus insouciant et moins raisonneur, il se fût sans remords livré à ses penchants littéraires et poétiques, nul doute, selon nous, qu’il n’eût réussi à souhait, et qu’après quelques obstacles vivement franchis, quelques amertumes bien vite épuisées, il n’eût trouvé dans son âme vierge assez d’énergie pour suffire à tout ; ce nom si obscur se rattacherait aujourd’hui à plus d’une œuvre. Il en arriva tout autrement. La raison de Joseph, fortifiée dès l’enfance par des habitudes sérieuses, et soutenue d’une immense curiosité scientifique, s’éleva d’elle-même contre les inclinations du poëte pour les dompter. Elle lui parla l’austère langage d’un père, lui représenta les illusions de la gloire, les vanités de l’imagination, sa propre condition, si médiocre et si précaire, l’incertitude des temps, et de toutes parts, autour de lui, des menaces de révolutions nouvelles. Que faire d’une lyre en ces jours d’orages ? la lyre fut brisée. Joseph ne conserva même aucunes poésies de cette première époque. Sa vocation pour la philosophie et pour les sciences semblait se prononcer de plus en plus ; il s’y poussait avec toute l’ardeur d’un converti de la veille et tout l’orgueil d’un sage de dix-huit ans. Abjurant les simples croyances de son éducation chrétienne, il s’était épris de l’impiété audacieuse du dernier siècle, ou plutôt de cette adoration sombre et mystique de la nature qui, chez Diderot et d’Holbach, ressemble presque à une religion. La morale bienveillante de d’Alembert réglait sa vie. Il se serait fait scrupule de mettre le pied dans une église, et, en rentrant le dimanche soir, il aurait marché une lieue pour aller jeter dans le chapeau d’un pauvre le produit des épargnes de la semaine. Un amour infini pour la portion souffrante de l’humanité, et une haine implacable contre les puissants de ce monde, partageaient son cœur ; l’injustice le suffoquait, et faisait bouillir son sang. Voici quelques lignes d’un écrit daté de 1817, où il se rend compte à lui-même de ses motifs dans le