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Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/186

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POÉSIES

Vous auriez dû nourrir et bercer sa tendresse ;
Que même entre deux bras croisés contre son cœur,
Il eût aimé peut-être à troubler son bonheur,
Et ce qu’il eût fallu de baisers et de larmes ?…
Et savez-vous aussi, vous, brillante de charmes,
Que ce jeune homme, objet de vos tardifs aveux,
N’était point un amant aux longs et noirs cheveux,
Au noble front rêveur, à la marche assurée,
Qu’il n’avait ni cils blonds, ni prunelle azurée,
Ni l’accent qui séduit, ni l’œil demi-voilé ?…
Pourtant vous avez dit : Je l’aurais consolé !

Le dites-vous encor ? car si vous l’osez dire,
Si, le connaissant mieux, la pitié qu’il inspire
Résiste en vous. Madame, au mépris, à l’effroi,
Si vous me répétez : Que ne vint-il à moi ?
Ah ! qui sait ? — de la tombe, où son humeur sauvage
Et son besoin d’aimer l’ont conduit avant l’âge,
— Qui sait ? — certain d’avoir enfin à qui s’unir,
Ce mot puissant pourrait le faire revenir.
Au fond de votre parc, dans la plus sombre allée,
Vous le verriez, un soir, de dessous la feuillée
Sortir, et, s’avançant au milieu du chemin,
Se nommer, vous nommer et vous prendre la main ;
Et l’un l’autre d’abord croyant vous reconnaître,
Comme deux âmes sœurs qu’un même astre a vu naître,
Vous parleriez longtemps ; il vous dirait son mal,
Vous lui diriez le vôtre, et vos ennuis au bal,
Vos vingt-cinq ans, le vide où leur fuite vous laisse,
Comment aux vœux légers succède la tristesse,
Et ce qui fit qu’un jour votre gaieté changea
Puis vos loisirs, vos vers, — tout ce qu’il sait déjà ;
Il irait au-devant des phrases commencées,
Et vous l’écouteriez achever vos pensées.