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Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/20

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VIE DE JOSEPH DELORME

galité que la société consacre et que désavoue la nature… »

Joseph se mit en devoir de tenir les promesses qu’il s’était faites à lui-même, et, dans ce but, les sacrifices d’aucun genre ne lui coûtèrent. Il cessa brusquement de visiter une jeune personne charmante avec laquelle il pouvait espérer, au bout de quelques années, une union assortie. Mais sa philanthropie un peu farouche craignait de s’emprisonner à tout jamais dans des affections trop étroites, et, comme on l’a dit, dans un égoïsme en deux personnes. D’ailleurs il s’était créé en perspective je ne sais quel idéal de mariage, dans lequel le sacrement n’entrait pour rien ; il lui fallait une mademoiselle La Chaux, une mademoiselle de Lespinasse ou une Lodoïska. Son premier amour pour la poésie se convertit alors en une aversion profonde. Il se sevrait rigoureusement de toute lecture enivrante pour être plus certain de tuer en lui son inclination rebelle. Il en voulait misérablement aux Byron, aux Lamartine, comme Pascal à Montaigne, comme Malebranche à l’imagination, parce que ces grands poëtes l’attaquaient par son côté faible. Mille fois nous avons gémi de ces accès d’aigreur, qui décelaient dans les résolutions de notre ami moins de calme et de sécurité qu’il ne s’efforçait d’en faire paraître ; mais les conseils eussent été inutiles, et Joseph n’en demandait jamais.

Ce qu’il souffrit pendant deux ou trois années d’épreuve continuelle et de lutte journalière avec lui-même ; quel démon secret s’acharnait à lui et corrompait ses études présentes en lui retraçant les anciennes ; quel tressaillement douloureux il ressentait à chaque triomphe nouveau de ses jeunes contemporains, et cette conscience de sa force qui lui retombait sur le cœur comme un rocher éternel, et ses nuits sans sommeil, et ses veilles sans travail, et son livre ou son chevet trempé de pleurs : c’est ce que lui seul a pu savoir, et ce que nous révèle en partie le journal auquel sa mélancolie croissante le ramenait plus souvent. Presque toutes les pages en sont datées de nuit, comme les Prières du docteur Johnson et les Poésies du mal-