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ET TÉMOIGNAGES.

fauts, Certainement le premier, le plus grand mérite de ces Poésies, est la profonde individualité qui les anime : eh bien, il arrive quelquefois que l’auteur, par un singulier raffinement d’égoïsme poétique, s’attache à décrire certaines situations morales tellement particulières, tellement éloignées de l’état commun, que nous sommes presque obligés de le plaindre sur parole, et n’avons pas suffisamment conscience de ce qu’il décrit. C’est bien pis quand, mêlant souffrances morales et physiques, il écrit sous cette double et funeste inspiration. Il y a surtout une pièce qui nous paraît tout à fait en dehors de l’art, et dont la bizarrerie presque effrayante a quelque chose de délirant et, pour ainsi dire, de fiévreux. Elle est intitulée les Rayons jaunes. C’est la vision d’une tête malade qui voyage et se balance entre un atome et l’infini ; c’est un courant rapide d’idées qui se croisent et se rapprochent par de petits points imperceptibles ; images confuses et vacillantes qui dansent devant un œil éveillé, comme sous la baguette de la reine Mab.

« Nous ne connaissons guère de livre où l’idée et le style soient plus intimement unis. La diction de Joseph Delorme fait corps avec sa pensée, et sa pensée avec sa personne : c’est de l’individualisme à la plus haute puissance. Cependant, il y a, dans la forme la plus générale que revêtent ordinairement ses idées, une ressemblance notable entre lui et M. Victor Hugo : tous deux procèdent presque continuellement par figures, allégories, symboles. Mais c’est là tout, et dans le détail les ressemblances s’effacent. Chacun d’eux parle sa langue ; car, à titre de poëtes, chacun d’eux a la sienne. Cette sorte de souveraineté sur le langage, ce droit de le refrapper à sa marque, n’a jamais été formellement reconnu par la critique, et a toujours été pris d’autorité par la poésie. Quant à nous, sans contester le droit nous ne réprouvons que l’abus. En effet, nous concevons que l’historien, le légiste, l’écrivain politique, l’orateur même, tous ceux enfin qui n’ont à exprimer que des idées finies, positives, pratiques, puissent à la rigueur s’arranger de la langue commune. Mais en est-il ainsi du poëte ? Ce qu’il s’efforce d’exprimer, sont-ce des choses finies, positives, usuelles ? Non : c’est ce qu’il y a de plus ineffable, de plus indéfinissable dans l’âme humaine ; il doit nous ouvrir à tous moments la perspective de l’infini ; et vous voulez qu’il se contente pour cette œuvre de cette langue morte que ses devanciers ont faite et qu’ils ont usée ! Il faut une langue nouvelle à qui veut faire entendre des accents que nulle oreille humaine n’a entendus. Aussi les poëtes, dans l’acception la plus large de ce mot, sont-ils, selon nous, les vrais artisans des langues ; ce sont eux qui les font et défont incessamment. Cela est si vrai, que jamais grand poëte