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JUGEMENTS DIVERS

n’apparut, sans que la critique, gardienne du langage, ne se soit émue, et à bon droit. À peine Byron eut-il prononcé quelques mots, que les judicieux écrivains de l’Edinburgh Rewiew donnèrent l’alarme ; et, il faut le dire, ils eurent raison contre le jeune barde (raison, vous m’entendez, le temps que la critique peut avoir raison contre le génie, c’est-à-dire ce qu’il en faut pour que la voix publique l’absolve). L’abbé Morellet eut aussi très-souvent raison contre Atala, alors que M. de Chateaubriand, dans la première effervescence de son talent, prenait des licences de poëte avec la langue, que plus tard, orateur et publiciste, il a si religieusement respectée. Nous pourrions continuer et montrer M. de Lamartine, d’abord si rudement critiqué, et déjà amnistié plus qu’à demi. Que conclure de là ? Que tout attentat contre la langue est légitime ? Non, sans doute ; mais qu’étendre, assouplir, rajeunir le langage, est office de poëte ; que depuis un siècle ce travail s’est arrêté ; qu’il n’y a pas une de nos métaphores les plus triviales qui, à sa naissance, n’ait encouru l’indignation du purisme ; enfin, que le comble de l’habileté pour un critique n’est pas de signaler dans un livre nouveau ce qui est incorrect aujourd’hui, mais de discerner ce qui sera toujours incorrect de ce qui demain doit cesser de l’être.

« Ces réflexions, si elles ne sont pas tout à fait fausses, doivent nous rendre fort réservés dans l’appréciation des œuvres sorties bien évidemment, comme celle-ci, de main de poëte ; mais, en même temps, elles nous rappellent les devoirs de la critique. En effet, c’est à elle d’instruire le procès, au public de le juger. Nous pourrions, dans celui qui nous occupe, signaler quelques peccadilles sur lesquelles nous aurions facilement gain de cause. Mais à quoi bon ? Ce qu’il est utile de déférer au public, ce sont les torts volontaires, et qui paraissent découler d’un système. Notre jeune auteur, par exemple, en a un bien singulier : il se complait dans une certaine crudité d’expression, et s’abandonne (peut-être par suite de son amour pour nos vieux poëtes) à une sorte d’impudeur de langage qui, depuis Régnier, avait disparu de notre poésie. Le mot le plus âpre, dût-il choquer, est presque toujours le mot qu’il préfère. Cependant, il faut avouer que ces expressions fâcheuses blessent bien moins vues à leur place que détachées ; elles concourent jusqu’à un certain point à l’effet total. Il ne faut pas oublier que la muse de Joseph Delorme est la muse du désappointement, la muse de cette amère tristesse qui accompagne une vocation qui avorte, une existence manquée ; son langage est sans parure comme sa pensée sans illusion. Elle voit les choses dans leur nudité rebutante, et n’évite jamais le mot le plus poignant. On pourrait souhaiter qu’elle fût