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LES CONSOLATIONS.

Pour la première fois, Vous, prudente et si sage,
Vous avez cru prévoir, comme dans un présage,
Qu’avant mon lit de mort, mon amitié pour vous,
Oui, Madame, pour vous et votre illustre époux,
Amitié que je porte et si fière et si haute,
Pourrait un jour sécher et périr par ma faute.
Doute amer ! votre cœur l’a sans crainte abordé ;
Vous en avez souffert, mais vous l’avez gardé ;
Et tantôt là-dessus, triste et d’un ton de blâme,
Vous avez dit ces mots, qui m’ont pénétré l’âme :
« En cette vie, hélas ! rien n’est constant et sûr ;
« Le ver se glisse au fruit, dès que le fruit est mûr ;
« L’amitié se corrompt ; tout est rêve et chimère ;
« On n’a pour vrais amis que son père et sa mère,
« Son mari, ses enfants, et Dieu par-dessus tous.
« Quant à ces autres biens qu’on estime si doux,
« S’entr’aider, se chérir, croire à des cœurs fidèles,
« Voir en des yeux amis briller des étincelles,
« Ce sont de faux semblants auxquels je n’ai plus foi ;
« La vie est une foule où chacun tire à soi. »
Oui, vous avez dit vrai ; l’amitié n’est pas sûre ;
Mais, en me le disant, pourquoi me faire injure ?
Pourquoi, lorsqu’ici-bas, à l’ennui condamné,
Las de soi-même, on s’est à quelque autre donné ;
Qu’en cet autre on a mis son âme et sa tendresse,
Ses foyers, son orgueil et toute sa jeunesse ;
Qu’assis sur le tillac, à demi défailli,
Comme un pauvre nageur en passant recueilli,
On a juré de suivre aux mers les plus profondes
Le noble pavillon qui nous sauva des ondes ;
Lorsqu’autre part qu’en nous notre espoir refleurit ;
Lorsque pour l’être aimé, pour tous ceux qu’il chérit,
Pour leur salut, leur gloire ou pour leur moindre envie,
À toute heure, on est prêt à dépenser sa vie ;