Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/432

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
110
JUGEMENTS ET TÉMOIGNAGES.

bord, puis l’Almanach des Muses, puis l’impression ou la représentation ; épreuves plus effrayantes que dangereuses, et dont, à l’aide de quelques précautions, on se tirait avec honneur. Ainsi paisiblement et sans bruit une renommée grandissait, jusqu’à ce qu’elle reçût enfin de l’Académie une éclatante sanction.

« Aujourd’hui les choses se passent moins bien. D’un côté, les poëtes que nous venons de décrire ont singulièrement baissé dans l’opinion ; de l’autre, ceux qui voudraient les remplacer n’avancent dans la carrière qu’à la sueur de Leur front. Il est en effet bon nombre de gens encore pour qui la poésie est tout entière dans les mots, Prenez les sentiments les plus insignifiants, les images les plus ternes ; puis, que dans des lignes régulièrement mesurées et rimées ces sentiments et ces images se déguisent en périphrases pompeuses, ou s’habillent de sonores épithètes ; et, pourvu qu’il n’y ait rien dans tout cela de trop nouveau, ces gens-là battront des mains et vous proclameront poëte. Mais pour ces mouvements secrets de l’âme qui se traduisent en paroles simples et littérales, pour ces brillantes créations de l’esprit qui impriment au style leur forme et leur couleur, n’attendez de telles gens ni grâce ni indulgence. Parce qu’ils ne sentiront pas, ils nieront qu’il y ait sentiment ; parce qu’ils ne comprendront pas, qu’il y ait pensée.

« Ainsi l’on a fait quand les Consolations ont paru. Par un travers assez rare dans notre vieille école poétique, l’auteur sent à sa manière et écrit conne il sent ; de plus le mètre n’est pour lui que le moyen, non le but. Triste et souffrant, il a donc fait un livre empreint d’un bout à l’autre de tristesse et de souffrance. Toutes ces choses sont dans un certain monde de mauvais exemple et de mauvais goût. Aussi les a-t-on tout d’abord déclarées artificielles et systématiques. Pour nous, nous l’avouons, si jamais œuvre nous parut émanée d’un sentiment véritable et profond, c’est celle que nous annonçons. Que ce sentiment déplaise, nous le concevons ; qu’on le trouve mal on faiblement exprimé, nous le concevons encore : mais il y a, ce nous semble, étrange aveuglement à le nier, ou plutôt il y a parti pris. Car si la petite église poétique à laquelle fait profession d’appartenir l’auteur des Consolations a d’extravagants sectateurs, elle a des ennemis qui ne sont guère plus sages. Pour les uns, tout est admirable et sublime ; tout est, pour les autres, absurde et ridicule. Mais au milieu se trouve un public impartial et sincère qui, sans fermer les yeux sur les défauts, ne demande qu’à goûter les beautés, publie jeune en général, et que n’égarent ni de vieux ni de nouveaux préjugés. C’est à ce public que nous essaierons de parler.