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PENSÉES D’AOÛT.


Je dis. — Mais la raison, et Vous, d’un air flatteur,
Tout bas me ramenez pourtant de ma hauteur,
Et de ces noms si beaux et vers qui je m’égare,
Au moment d’aujourd’hui, moins propice et moins rare.
Se peut-il en effet (sans nier les talents)
Que dans la même langue, en deux âges brillants,
Se forme tel ensemble et telle conjoncture,
Où l’art et le poli, naissant de la nature,
S’en souvenant toujours, et voulant déjà mieux,
Éclatent tout à point au fruit aimé des cieux ?
Est-il vrai que deux fois l’enveloppe entr’ouverte
Nous montre le bouton dans sa fleur la plus verte,
Si tôt épanouie ? et dans un an, deux fois,
La grappe brunit-elle au coteau de son choix ?

Des vers naissant trop tard, quand la science même,
Unie au sentiment, leur ferait un baptême,
Des vers à force d’art et de vouloir venus,
Que le ciel découvert n’aura jamais connus ;
Que n’ont pas colorés le soleil et les pluies ;
Que ne traversent pas les foules réjouies ;
Que les maîtres d’un temps dans les genres divers
Ignorent volontiers ; que ni Berryer, ni Thiers,
Ni Thierry, ne liront, qu’ils sentiraient à peine,
À cause des durs mots enchâssés dans la chaîne ;

    prose. Ronsard et les poëtes de la Renaissance ont essayé de dresser le balcon ; mais ils l’ont mis si en dehors et l’ont voulu jucher si haut qu’il est tombé, et eux avec lui. De là notre poésie est restée plus au rez-de-chaussée que jamais. Avec Boileau, elle s’est bornée à se faire un trottoir de deux pouces environ au-dessus de la voie commune, un promenoir admirablement ménagé ; mais les trottoirs fréquentés s’usent vite, et ç’a été le cas pour le trottoir si suivi de notre poésie selon Boileau. On était revenu (sauf quelques grands mots creux) au niveau habituel et au plain-pied de la prose. Aujourd’hui il s’est agi de refaire à neuf Le trottoir, et on a même visé à reconstruire le balcon. »