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POÉSIES


Dix ans, oh ! n’est-ce pas ? c’est bien long dans la vie,
Et c’est aussi bien court ; les faux biens qu’on envie,
Tant de maux qu’on ignore, et les rêves déçus,
Doux essaims envolés aussitôt qu’aperçus ;
Des êtres adorés que la tombe dévore ;
Baiser deux yeux mourants et de ses mains les clore ;
Dans un âpre sentier marcher sans avenir,
Monter, toujours monter, et ne voir rien venir ;
Aimer sans espérance, ou brûler et se fondre
À se sentir aimer, et ne pouvoir répondre ;
Souvent un pain amer, souvent la Pauvreté,
Au milieu d’un banquet où l’on n’est qu’invité,
Près de nous dans l’éclat s’asseyant comme une ombre ;
Tout cela mille fois, et des larmes sans nombre,
Voilà ce que dix ans amènent en leur cours ;
Puis, quand ils sont passés, dix ans, ce sont dix jours.
Parlez, n’est-ce pas vrai ? depuis ces dix années,
Vos doigts frais ont cueilli bien des roses fanées ;
Bien des pleurs ont noyé ce sourire amolli,
Et sous plus d’un éclair ce beau front a pâli.
Oui, vous avez connu la lutte avec les choses ;
L’arbre a blanchi le sol de fleurs à peine écloses,
Et la source, au sortir du rocher paternel,
A gémi bien longtemps sans réfléchir le ciel.
Je sais tout, j’ai tout lu dans votre œil doux et tendre ;
J’ai tant souffert aussi que je dois vous comprendre.

Et pourtant, ces longs jours perdus pour le bonheur,
Ces épis arrachés aux mains du moissonneur,
Ce printemps nuageux, ce matin sans aurore,
Ces fruits morts dans la fleur qui les recèle encore,
Cette jeunesse enfin sans joie et sans amours,
Hélas ! ce sont pour nous les plus beaux de nos jours.
Car au moins, sur les bords du sentier qu’on se fraie,