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LIVRE DEUXIÈME.

Lancelot me fournit un autre passage que je ne saurais abréger, et qui ne peint pas moins l’innocente et naïve allégresse de cet âge d’or de la pénitence, avec le regret de ce qui vint trop tôt l'aigrir et la troubler :

«Mais alors, dit-il, alors ce n’étoit que joie parmi nous et nos cœurs en étoient si remplis qu’elle paroissoit même sur notre visage. Sur quoi, avant que de passer outre il faut que je raconte une particularité qui me regarde. L’abondance des grâces dont il plaisoit à Dieu de me combler et la paix dont il me remplissoit étoient si grandes, que je ne pouvois presque m’empêcher de rire en toutes rencontres[1]. Je ne savois à quoi attribuer ce changement, outre gue ce n’avoit pas été mon plus grand défaut auparavant. Je m'accusois moi-même de légèreté, et m’en confessois souvent ; mais M. de Saint-Cyran, qui étoit fort éclairé, reconnut bien qu'il y avoit quelque autre source de cette effusion : et Il me dit enfin qu’il ne falloit pas s’en étonner, et que quelquefois l’âme considérant le chemin qu’elle avoit fait, d’où elle venoit où elle étoit, et tout ce qui s’étoit passé en elle, se sentoit tellement transportée, qu’elle ne pouvoit se retenir ; qu'il croyoït que ma joie venoit de cette cause plutôt que de la légèreté, et qu'il ne falloit pas que je m'en misse trop en peine[2].


Je reconnus qu’il disoit vrai, et qu’en effet je ne m’étois jamais trouvé à une telle fête. Car Dieu, selon la parole de 1'Apôtre,[3] disposoit tellement toutes choses pour mon bien et pour mon édification, que je ne pouvois assez admirer la grandeur de ses miséricordes. J’étois extrêmement touché de la charité de M. Le Maître, de la douceur de M. de Séricourt et de l'humilité de M. Singlin ; mais surtout la pauvreté si édifiante des religieuses me ravissoit : car souvent elles n'avoient pas un quart d’écu pour envoyer au marché et, n'étant riches qu’en vertus, elles menoient une vie toute

  1. Qu’on se rappelle son abondance de larmes précédemment
  2. L'innocence refleurie au sein de l’austérité eut-elle jamais de plus fraiches et de plus gaies couleurs ? Il n’y a point de page de saint Augustin qui surpasse cela en parfum.
  3. Aux Romains, VIII, 28.