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PORT-ROYAL

ivre ; il ne sait pas au juste où il en est ; il trébuche par places, et il se noie. Il est comme l’acteur qui, dans son rôle pathétique, verserait de vraies larmes, pousserait de vrais soupirs et qui, par cet abandon de lui à son rôle, atteindrait mainte fois à des accents extraordinaires, mais bientôt retomberait, et ne saurait trop où se reprendre dans les intervalles. Parmi les grands acteurs, Talma, à mon sens, n’appartenait pas du tout à ce procédé ; il était, dans son rôle, de la famille des Shakespeare, des Molière ; puissant, fécond, entraînant, mais non entraîné, calme et dominant. Pour nous en tenir aux poètes, nul en cet ordre second, nul, pas même le noble Schiller, n’est plus grand que Corneille ; ils occupent en vis-à-vis l’un et l’autre le haut bout de la famille ; ils en ont les qualités fières, l’éclair au front, parfois le trouble au regard, surtout le chaleureux montant et le cordial, la bonhomie aussi ; mais à ces qualités l’équilibre manque, et de là tous les hasards.[1]

Qu’on ne me demande pas pour le moment dans laquelle des deux familles je range Racine : ce ne serait ni dans l’une ni dans l’autre. D’emblée il n’est pas de cette première, bien autrement libre et vaste et naturellement féconde, des Shakespeare, des Molière. Il n’est pas de l’entrain rapide et de l’abandon souvent hasardeux de la seconde. Il forme un mélange à part, un art sin-

  1. Notez bien que lorsque je dis de cette seconde manière qu’elle a moins d’équilibre, qu’elle est plus aveugle ou plus fumeuse, plus instinctive que l’autre, je ne prétends pas qu’il n’y ait beaucoup de raisonnement, de calcul et de combinaison compatible avec cet entraînement. Corneille est très métaphysique, très subtil de dialectique, souvent aussi subtil à la normande que Schiller à l’allemande. Mais c’est à côté du drame et de la vie toute vraie, c’est dans le sens de leurs propres idées qu’ils abondent alors, ce qui n’a jamais lieu sensiblement dans la première famille des Shakespeare et des Molière, lesquels s’effacent continuellement en leurs personnages et les laissent parler selon la façon non métaphysique, mais extérieure et naturelle.