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LIVRE PREMIER.

de le servir dans la meilleure des deux religions, sans déterminer autrement laquelle. Enfin, au dire des témoins d’alors, elle avait ce qu’on appellerait aujourd’hui un esprit ardent, poétique, haut et hardi de pensée, de fantaisie. Un jour, et après une assez longue incubation de piété mûrissante, étant allée avec sa mère à l’église Saint-Merry leur paroisse, dans la chapelle de Saint-Laurent, réservée à leur famille, il y eut en elle éclat ; elle ressentit un grand mouvement d’être religieuse, accompagné de circonstances singulières : une véritable vision. Elle achevait de lire les deux lettres de saint Jérôme à Démétriade et à Eustochie sur la Virginité ; elle entra dans un profond recueillement, et tout d’un coup se sentit transportée en esprit hors d’elle-même et amenée en présence de Jésus-Christ : comme elle s’était jetée à genoux, «il s’approcha d’elle et lui mit une bague dans le doigt.» En un mot, la métaphore mystique prit corps à ses yeux et demeura une réalité. Ayant été, tout au sortir de l’église, à l’hôtel de Guise avec sa mère, elle y rencontra le Père Archange, qui lui demanda en la saluant, et par manière de bonne grâce, si elle n’avait rien de particulier à lui dire : elle saisit l’occasion au passage, et, laissant les demoiselles de Guise, se retira avec lui un moment pour lui révéler son ardeur de cloître. Et comme le bon Père, surpris et sensé, lui faisait quelques objections et paraissait soupçonner en elle un déplaisir de cœur au sujet de quelque mariage, elle ajouta résolument ces paroles : «Mon Père, je vous déclare que quand votre M. de Guise voudrait et pourrait m’épouser, quoique je ne sois qu’une petite demoiselle, je ne voudrais point de lui ; il faut que je sois mariée à un plus grand seigneur.» Toujours, on le sent, cet orgueil naturel, ce courage humain (comme en disait alors) des Arnauld. Sa mère ne pouvait croire à un tel projet de la part d’un naturel si hautain : «Comment