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LIVRE PREMIER.

et, comme tel, destiné à haïr Dieu un jour. Après quelque temps d’une mortelle et muette angoisse, il s’avisa d’entrer encore dans cette église de Saint-Étienne, et là, devant la même image de la Vierge, il implora son secours pour retrouver la tranquillité perdue ; il demanda naïvement que, s’il était assez malheureux pour être un jour condamné à haïr Dieu sans fin, il lui fût accordé du moins la grâce de ne pas être un moment dans cette vie sans l’aimer. Et, après cette prière digne de sainte Thérèse, il recouvra la paix[1]. L’Ordre de la Visitation de Sainte-Marie, qu’il fonda avec madame de Chantal, était destiné, comme son nom l’indique, à honorer spécialement la Vierge. Tout ceci, chez saint François de Sales, n’avait rien sans doute de contraire avec la dévotion de Port-Royal qui était grande pour la Vierge également ; pourtant cette dévotion tenait, chez lui, plus de place, et on le comprend d’après ses idées plus douces sur le salut. Dans le Jugement dernier de Michel-Ange, à côté du Christ debout, en colère, du Christ réprobateur et véritablement tonnant, la Vierge effrayée se cache presque : elle a l’air de sentir que son heure d’intercession est passée, et qu’elle n’a mot à dire en ce moment ;

  1. Quoi de plus galant comme légende et de plus à ravir que cette autre petite histoire si bien racontée de lui par le Père de La Rivière : «Il releva à Padoue d’une infirmité de laquelle les médecins désespéroient, et comme il estoit sur son départ, M. Deage, son gouverneur, l’advertit de n’oublier pas de prendre congé d’une certaine dame, laquelle avoit pris un soin extraordinaire de le faire bien servir durant sa maladie ; il promit de n’y manquer. Qu’il accomplist maintenant sa promesse ou qu’il ne l’accomplist pas, qu’il usast d’équivoque ou non, je m’en rapporte : tant y a qu’il s’en alla à l’église, et là, dans une chapelle de Notre-Dame, il demeura un assez long espace de temps en oraison, remerciant très-humblement l’incomparable Mère de son Sauveur des faveurs qu’elle luy avoit départy. Achevé qu’il eut sa dévotion, il retourna au logis et dit à son gouverneur : Nous nous en irons quand vous voudrez, j’ay remercié celle qui m’a le plus obligé.»