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PORT-ROYAL.

promettant de les ramener dans l’intervalle à des sentiments mieux entendus : « Qu’étant tous établis dans le Chablais, pour peu qu’on les aidât, ils ne pourroient se résoudre à quitter leurs biens pour être vagabonds parmi ceux de leur parti, sans feu, sans lieu, exposés à toutes sortes de nécessités ; qu’ainsi, s’il l’agréoit, il espéroit avant la fin du jour lui rendre bon compte de la plupart de ces gens qui avoient paru si fermes. » Quelques-uns cependant se maintinrent en leur conscience, et passèrent le lac dans la nuit jusqu’à Nyon ; mais on voit que saint François de Sales savait à propos toucher la corde de l’intérêt humain, tout comme les adroits politiques[1].

Il la toucha de même dans ses fameuses conférences avec Théodore de Bèze, qu’il alla plusieurs fois visiter à Genève ; il avait mission secrète du pape Clément VIII,

  1. Il sentait à fond l’importance des avantages humains dans les choses spirituelles, et il semblait en prendre son parti : « C’est grand cas combien de pouvoir a la commodité de cette vie sur les hommes, et ne faut pas penser d’apporter aucun remède à cela. » (Lettre du 7 avril 1595.) Environ deux ans après le coup d’état de Thonon, on le voit, selon cette même idée, conseiller au duc de chasser tous les hérétiques demeurés ou rentrés dans le pays et qui ne se convertiraient pas en deux mois, avec permission toutefois de vendre leurs biens : il croyait les choses assez mûres pour amener ainsi le reste des consciences : « Plusieurs par ce moyen éviteront le bannissement du Paradis pour ne point encourir celui de leur patrie. » (Lettres inédites, t. I, p. 247.) Dans cette même lettre, il va jusqu’à piquer d’honneur le duc pour lui faire rendre l’édit, et jusqu’à intéresser adroitement sa fierté : « Si Vostre Altesse ne le fait pas, le pouvant si aisément faire, plusieurs croiront que le désir de ne mécontenter pas les Huguenots qui sont en son voisinage, en seroit l’occasion… » En insistant sur ces points, je suis bien loin, on le croira, de faire de saint François de Sales un persécuteur ; sa bénignité personnelle était infinie ; le reste appartient au siècle. Saint Louis, si bon, fit des choses dures ; on verra que le loyal et candide Arnauld ne jugeait pas les Dragonnades trop sévèrement. Ce que je tiens au reste à faire surtout ressortir en ce moment, ce n’est pas tant le côté de préjugé et de moindre lumière que celui d’habileté et de finesse.