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DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

bientôt perdu lui-même et aboli jusque dans ses pierres et ses ruines, ce Port-Royal, en sa destinée, forme un drame entier, un drame sévère et touchant, où l’unité antique s’observe, où le Chœur avec son gémissement fidèle ne manque pas. La noble et pure figure de Racine s’y présente, s’y promène, depuis ce désert, cet étang et cette prairie qu’il célébrait mélodieusement déjà dans son enfance, jusqu’à ce sanctuaire où son âge mûr se passe à prier, à versifier pieusement quelques Hymnes du Bréviaire[1] à méditer Esther et Athalie. Esther et les chants de ces jeunes filles proscrites, exilées du doux pays de leurs aïeux, ces aimables chants qui, chantés devant madame de Maintenon, lui rappelaient peut-être, a-t-on dit, les jeunes filles protestantes qu’elle n’osait ouvertement défendre ni plaindre, nous paraîtront plus à coup sûr, dans l’âme de Racine, la voix, à peine dissimulée, des vierges de Port-Royal qu’on disperse et qu’on opprime. L’art, le talent, à Port-Royal, ne fut jamais de l’art, du talent, à proprement parler ; on le réprimait, nous le verrons, dans Santeul, dans Racine lui-même[2] ; il fallait qu’il servît tout à la religion. Mademoiselle Boullongne, fille et sœur

  1. S’il avait d’abord traduit ces Hymnes du Bréviaire dans sa première jeunesse, il a dû les retraduire telles qu’on les a aujourd’hui, ou du moins les retoucher dans son âge mûr.
  2. M. Le Tourneux écrivait à Santeul : « Vous avez donné de l’encens dans vos vers, mais c’était un feu étranger qui était dans l’encensoir. La vanité faisait ce que la charité devait faire. » Racine se disait la même chose dans son beau Cantique imité de saint Paul :

     En vain je parlerais le langage des Anges,
    En vain, mon Dieu, de tes louanges
    Je remplirais tout l’univers :
    Sans amour, ma gloire n’égale Que la gloire de la cymbale
    Qui d’un vain bruit frappe les airs.