Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t1, 1878.djvu/395

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
381
LIVRE DEUXIÈME.

mène en me chargeant de votre conduite ; mais il n’importe : il le faut suivre jusqu’à la prison et à la mort ;» et il ne pensa plus qu’au nouveau converti. Il lui conseilla pourtant de ne rien précipiter et, comme saint Ambroise avait fait à saint Augustin, qui était un si célèbre professeur de rhétorique, il lui dit d’attendre le moment des vacances, afin de quitter avec un peu moins de brusque éclat. M. Le Maître se soumit au conseil et continua encore un mois de plaider : mais ce n’était plus avec le même feu, avec la même liberté d’esprit qu’auparavant[1]. Les Audiences pourtant le touchaient encore et le ressaisissaient par les chaînes dorées de la louange ; mais il retombait vite sur lui-même au triple écho des applaudissements, et, comme saint Pierre au chant du coq, il rentrait en son cœur pour se repentir. Il y avait (comme il y a, je crois, encore) dans la salle des audiences un grand Crucifix poudreux ; l’orateur n’avait guère songé à y regarder jusque-là ; mais durant ses derniers plaidoyers il n’en détachait point sa vue, et il a depuis avoué qu’en le considérant il avait plus envie de pleurer que de plaider.

Cette diminution d’ardeur et de jeu oratoire fut remarquée, et M. Talon, qui avait rivalité avec lui, dit railleusement à ce propos, au sortir d’une audience, que pour cette fois M. Le Maître, au lieu de plaider vraiment, n’avait fait que dormir. Ce trait rapporté à M. Le Maître le piqua, et, parlant huit jours après, pour


    pouvait souffrir que des personnes sur qui il formait des desseins quittassent le monde et lui échappassent des mains, tant il les considérait déjà comme son bien et ses créatures. Et qu’aurait dit Bonaparte, en effet, si un Saint-Cyran lui eût converti et enlevé un de ses généraux ? il aurait eu également Vincennes pour y tenir le convertisseur.

  1. Pour cette suite du récit, j’emprunte aux Mémoires du bon Fontaine (t. 1, p. 33 et suiv.}, qui complète si heureusement Lancelot.