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PORT-ROYAL.

que ce soit par la Grâce. Que de contrastes et de contreparties ! Devant cette mer des opinions humaines, comme au bord d’un océan, j’admire le flux et le reflux : qui donc en dira la loi ?

Quoi qu’il en soit, Vauvenargues a été, dans la première partie du dix-huitième siècle, l’un des plus purs et des plus sincères promoteurs de cette morale philosophique, généreuse encore quand elle semblerait abusée.[1] Il y a mêlé vers la fin, sinon des retours chrétiens, du moins des prières, peut-être des préoccupations de la foi révélée, qui sont demeurées dans sa vie une partie obscure, mais d’une obscurité plutôt douce et pleine d’espérance[2]. Pour achever de dire tout mon

  1. Il s’est très-bien rendu compte de la position en débutant : «L’homme est maintenant en disgrâce, dit-il, chez tous ceux qui pensent, et c’est à qui le chargera de plus de vices : mais peut-être est-il sur le point de se relever et de se faire restituer toutes ses vertus.» Il répète cela en plusieurs endroits ; lui-même il va bientôt si loin dans cette réhabilitation, qu’il ajoute : «Il y a des foiblesses, si l’on ose dire, inséparables de notre nature.» Que de précaution !
  2. Ce n’est pas que je prétende m’autoriser des morceaux assez équivoques et énigmatiques qui ont été publiés de lui sur le Libre Arbitre et la Foi, et des autres morceaux donnés comme imitation de Pascal. Il ne tiendrait qu’à moi, avec de la préoccupation, d’y voir à un moment de sa vie une velléité de conversion au Jansénisme ; car la Prédestination et l’absolue souveraineté de la Grâce y semblent particulièrement exprimées. Mais, si ces morceaux ont été écrits dans un autre but que celui d’un pur exercice logique, et s’ils ont représenté à quelque moment la pensée de Vauvenargues, ce n’a été que sa pensée de très jeune homme : l’un de ces écrits porte la date de Besançon, juillet 1737 ; il avait vingt-deux ans. De tels essais restent donc en dehors de l’ensemble manifeste de ses idées. Mais ce qui y rentre plus légitimement, ce que M. Villemain a fort bien relevé, ce que Suard lui-même reconnaît et enregistre, c’est cette préoccupation spiritualiste et religieuse, cet élan de prière en vue de la mort, prière non chrétienne, mais pourtant prière et appel de l’âme à son Créateur ; c’est encore cette pensée qui seule corrigerait suffisamment le reste : «L’intrépidité d’un homme incrédule, mais mourant, ne peut le garantir de quelque trouble,