Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t1, 1878.djvu/530

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
516
PORT-ROYAL.

je dissimulais ma reconnaissance, qui a été plus vive encore et qui a fait la meilleure partie de mon plaisir. C’en est un encore, dût-il en coûter à l’amour-propre (et certes vous avez trop ménagé le mien), que de se voir étudié avec un soin si attentif ; tant d’attention ressemble un peu à de l’affection ; et quel profit d’ailleurs n’y a-t-il pas à être l’objet d’une si pénétrante critique ? Vous semblez, monsieur, confesser les auteurs que vous critiquez ; et vos conseils ont quelque chose d’intime comme ceux de la conscience. Je ferais plaisir peut-être à votre esprit de délicate observation, si je vous disais le secret historique de certains défauts de mon style et même de certaines erreurs de mon jugement. Mais vous m’avez trop généreusement donné de votre temps pour que je veuille vous en dérober ; et j’aime mieux, monsieur, employer le reste de cette lettre à vous dire combien, sous d’autres rapports que ceux qui frapperont tout le monde, il m’est précieux d’avoir un moment arrêté votre attention. La mienne s’attache à vous depuis longtemps, c’est-à-dire à vos ouvrages ; et quoique vous m’accusiez avec douceur de juger des hommes par leurs livres, je veux bien vous donner lieu de me le reprocher encore, et vous avouer que c’est votre pensée intime, votre vrai moi, qui m’attache souvent dans vos écrits. Il me semble qu’après beaucoup d’éloges un peu de sympathie doit vous plaire ; j’offre la mienne à l’emploi que vous faites de votre talent, qui ne s’est pas contenté d’intéresser l’imagination et d’effleurer l’âme, mais qui veille aux intérêts sacrés de la vie humaine ; et moi, qu’une espérance sérieuse a pu seule faire écrivain, je suis heureux que vous ayez reconnu en moi cette intention, que vous l’ayez aimée ; et j’accepte avec reconnaissance les vœux par où vous terminez votre article. Oui, je désire être lu, et je vous remercie de m’avoir aidé à l’être ; il ne m’est pas permis d’être modeste aux dépens de la cause que je sers ; d’ailleurs on verra bientôt, si l’on y regarde, que ces doctrines, qui font la vraie valeur de mon livre, ne sont pas à moi.

« J’apprends, monsieur, que notre Lausanne espère obtenir de vous un Cours de littérature pour cet hiver, et ce Cours aura pour sujet Port-Royal ! Il y a longtemps que je me réjouissais de vous lire ; avec quel intérêt ne vous entendrai-je pas sur une école que je connais trop peu, mais qui m’est si chère par le peu que j’en connais !

« Veuillez agréer, monsieur, avec mes remerciements, l’hommage de ma considération respectueuse,

« VlNET.

« Montreux, 27 septembre 1837. »

Le grand, l’incomparable profit moral que je retirai du voisinage de M. Vinet et de mon séjour dans ce bon pays de Vaud, ce fut de mieux comprendre, par des exemples vivants ou récents, ce que c’est que le Christianisme intérieur ; d’être plus à portée de me définir à moi-même ce que c’est, en toute communion, qu’un véritable Chrétien, un fidèle disciple du Maître, indépendamment des formes qui séparent. Être de l’École de Jésus-Christ : je sus désormais et de mieux en mieux ce que signifient ces paroles et le beau sens qu’elles enferment.

Pendant toute la durée de mon Cours, M. Vinet me fit l’honneur d’y assister toutes les fois que sa santé le lui permit. Il y eut, il est vrai, dans le fort de l’hiver, une assez longue interruption où