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PORT-ROYAL

de lys qui restaient encore au cœur du maréchal de Biron, faisait une impression bien contraire sur les autres

    hardiesse. Je crois pourtant qu’on se méprendrait étrangement en faisant aujourd’hui de Matthieu ce qu’il n’a jamais été à aucune époque, même pour ses contemporains. Car la première loi des réhabilitations littéraires est de se bien rendre compte de ce que jugeaient les contemporains ; il s’agit de retrouver le mérite sans trop l’inventer. Au milieu de tous ces noms de Du Perron, Du Vair, Coeffeteau, etc., qui sont cités pour avoir fait avancer la langue, nous ne trouvons qu’à peine celui de Pierre Matthieu. C’est qu’en son temps on ne le nommait guère à ce titre ; il n’a eu que secondairement ce genre d’influence. Il n’est pas le moins du monde, à mon sens, un vis-à-vis de Régnier en prose, un émule de Montaigne ou même de d’Aubigné. Le naturel et le franc lui manquent ; ce mauvais goût ampoulé de M. Arnauld et des autres Démosthènes qu’il cite ne le choquait pas, et pour de très-bonnes raisons. Pour un trait heureux, il en a dix d’incroyables. Il compare, on l’a vu, le discours du procureur-général Servin, qui décida les esprits suspendus, à la poudre de départ qui sépare le vrai du vraisemblable. Il ajoute : «Ce fut vrayement l’aiguille de la balance qui tresbucha justement du costé où le poids de la raison emportoit le jugement. Cette comparaison plaira à ceux qui sçavent que la sainte langue (l’hébreu) n’a qu’un mot pour signifier l’aureille et la balance, et qu’il faut que l’entendement soit entre les deux aureilles comme l'aiguille entre les deux bassinets de la balance.» Parlant des conseillers du duc de Savoie qui avaient la vue troublée, et ne voyaient qu’à travers leur passion, «comme les yeux, dit-il, offencés par ces maladies que les médecins nomment hypostragma et ictère», il ajoute : «Je souhaiterois que les princes se servissent de leurs ministres, c’est-à-dire de leurs conseils, comme les thons se servent de leurs yeux… » Et vient alors une note érudite, fort nécessaire, pour nous dire que ces poissons (d’après Plutarque), ayant un des yeux mauvais, ont le bon esprit de se fier au meilleur. De son temps même, les gens de goût, il est bon de le savoir, ne s’y laissaient pas prendre : on voit que Du Perron, espèce de Fontanes d’alors, se permettait de rire de Matthieu, comme il aurait fait du Père Cotton : il le feuilletait en s’arrêtant particulièrement au style, et disait que l’auteur était toujours sur les cimes des arbres, que toute son Histoire était sur des pointilles. Je ne prétends pas vider ici la question aussi couramment que Du Perron ; seulement, j’ose élever mon doute en présence de cette soudaine et illimitée faveur dont Pierre Matthieu est devenu l’objet dans l’école des images à tout prix.