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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/348

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PORT-ROYAL.

dis jolies paroles, qu’on y prenne garde ! ici on rentre dans la délicatesse. Il est besoin de s’avertir pour goûter cet esprit qui n’a pas l’air d’en être ni d’y toucher. Règle générale : quand parle M. de Saci, il faut bien faire attention pour sentir qu’il y a de l’esprit, de même qu’il faut bien connaître sa lèvre fine, presque immobile, pour s’apercevoir que c’est un sourire.

S’agissait-il de voyager, de faire voyager les enfants, il disait que voyager, après tout, c’était voir le Diable habillé en toutes sortes de façons, à l’allemande, à l’italienne, à l’espagnole et à l’anglaise, mais que c’était toujours le Diable : Crudelis ubique. Le moraliste-poète ne dit pas autre chose :

Rarement, à courir le monde,
On devient plus homme de bien.

Il appliquait encore au monde une parole d’Isaïe renversée, et, au lieu du Vere tu es Deus absconditus, il mettait Diabolus : Le monde, disait-il assez hardiment, est l’Eucharistie retournée ; partout le Démon caché et présent, et qui veut qu’on l’adore.[1]

Au sujet des nouvelles opinions de Descartes sur la physique, et du bruit qui en retentissait autour de lui, il disait qu’Aristote ayant usurpé, même dans l’Église, même à côté de l’Écriture Sainte, une telle autorité, un tel brigandage, il était juste qu’il fût renversé et dépossédé par un autre tyran, lequel peut-être aurait un jour le même sort ; que M. Descartes se trouvait à l’égard d’Aristote comme un voleur qui en vient tuer un autre et lui enlever ses dépouilles ; il ajoutait doucement : Tant mieux ! plus de morts, moins d’ennemis !

«Dieu a fait le monde pour deux choses, continuait-il,

  1. M. Tronchai, dans les Mémoires de Fontaine tels qu’il les avait corrigés pour l’impression, n’a pas osé laisser ce mot avec tout son trait ; je le rétablis d’après le manuscrit.